Janvier 2025 (annule et remplace les versions précédentes)
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Cette annexe ne vise qu’à approfondir le sujet indiqué sans être requise pour l’appréhension du Manifeste.
La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 n’ajoute guère d’informations nécessaires à la saisie du cap structurant prôné dans le Manifeste. Elle permet toutefois d’éclairer notre société actuelle, et surtout une possible future société organique (voir annexe précédente).
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, nous dit la Déclaration. Les hommes naissent libres et égaux en droits, c’est après que ça se complique, rétorque l’impertinent. Cette boutade illustre bien le rapport complexe des Citoyens que nous sommes (ou réputés être) avec des droits reconnus en théorie mais que la réalité quotidienne peine notoirement à illustrer. L’idée même de droit, déjà, ne met pas forcément à l’aise, surtout sachant que ce n’est pas la même chose que la loi, que « nul n’est censé l’ignorer », mais dont la complexité notoire nous tient autant à distance que les décrets, règlements et autres directives.
Bref ! Décantons un peu ce capharnaüm ! Pour prendre la chose vraiment du début, il est vrai qu’un droit, ce n’est pas la même chose qu’une loi ! La loi, votée par le pouvoir législatif (l’Assemblée nationale), exprime le droit (mais elle ne le dit pas ! Ça, c’est le boulot du juge, mais on ne va pas chipoter). La loi n’exprime pas n’importe quel droit : le Droit objectif (avec une majuscule, celui qui est le même pour tous, à différencier du droit subjectif – avec une minuscule – qui règle les rapports des particuliers aux choses ou entre eux, lesquels se subdivisent à leur tour en droits patrimoniaux, extra-patrimoniaux… mais là encore, on ne va pas chipoter). À cela on peut ajouter le décret (émis par le pouvoir exécutif), le règlement (administratif) ou encore la directive (européenne). Encore pourrait-on citer aussi les conventions, coutumes, et autres jurisprudences (mais on ne va pas… OK). Laissons aussi de côté les droits-libertés dits de « première génération » (opposables à l’État), les droits-créances dits de « seconde génération » (droits économiques et sociaux qui nécessitent l’intervention de l’État) et plus récemment les droits de « troisième génération » qui dépassent le cadre légal (droit à un environnement sain, droit des générations futures, droit à l’ingérence humanitaire, etc.).
Disons donc pour résumer que le droit désigne l’ensemble des règles qui régissent la vie en société et que la loi en est la principale (mais non la seule) source formelle (c’est-à-dire écrite). Un droit peut être opposable (quand une loi permet de saisir une juridiction) ou non opposable (aucune cour ne peut statuer par exemple sur les droits des générations futures).
À priori, les droits ouverts par la Déclaration auraient pus être non-opposables, justement de par leur caractère déclaratif, voire généraliste. Mais il le deviennent par leur inscription au préambule à la constitution, cette dernière étant une source formelle du droit. Cela lui confère une utilité potentielle au regard d’une éventuelle évolution sociétale.
Commençons par évacuer une pomme de discorde : « Droits de l’Homme » ou « Droits humains » ? Sérieusement, personne n’a songé à relever que « humain » est l’adjectif qui se rapporte à « homme » !? La seconde version se veut « inclusive », une pratique controversée pour son caractère injonctif qui contrarie l’évolution naturelle du langage (et le cas échéant pour son écriture aussi disgracieuse qu’imprononçable à l’oral, ce qui la rend de fait exclusive vis-à-vis des enfants rebelles à l’apprentissage oral de la langue, sans parler des non-binaires). Mais surtout, en cette occurrence précise, cela contraindrait à ré-écrire l’histoire, sachant à quelles extrémités cette pratique peut conduire ! Ré-écrire l’histoire, c’est en perdre les leçons. Sans doute les rédacteurs de 1789 se référaient-ils au masculin, sinon Olympe de Gouges n’y aurait pas répondu en 1791 par sa « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ». Pour autant, faut-il voir ici une volonté délibérée d’exclure une moitié du corps social plus que le reflet des préjugés de l’époque, où les femmes étaient encore loin d’être considérées comme de vrais individus (malgré de trop rares défenseurs comme Concordet) ? Sans doute serait-il plus judicieux de rappeler le sens originel de « homme », à savoir « être humain », avant sa confiscation par la moitié mâle qu’étaient les « virs » (racine qui a donné « viril »), et par suite que la femme est un homme comme les autres, en tous points concernée par toutes les occurrences de ce mot.
Ceci posé, revenons au sujet. L’écriture prétendument inclusive n’a pas l’exclusivité des concaténations. On l’observe aussi dans la production boulimique de textes. Pour commencer, la France n’a pas produit une, mais trois Déclarations des droits de l’homme, écrites respectivement en 1789, 1793 et 1795. Celles-ci faisaient déjà suite à des textes antérieurs, comme en Angleterre la Magna Carta, l’Habeas corpus ou la Bill of Rights, avant d’inspirer à son tour la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, première production onusienne d’une longue série : droits de l’enfant (1959), personnes handicapées (1975), personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (1992), peuples autochtones (2017), paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales (2018) ! Le texte de 1948 inspira aussi la Convention européenne des droits de l’homme (1953), la Déclaration universelle des droits de l’animal (1978) et même la Déclaration des Droits des personnes sans abri de la Fondation Abbé Pierre en 2019.
Nos institutions ne sont pas moins bavardes. Ainsi la Constitution actuelle renvoie dans son préambule à la Déclaration de 1789, comme à d’autres textes jugés « tout aussi fondamentaux » comme le préambule de la Constitution de 1946, réputé « compléter » la Déclaration de 1789 par de nouveaux droits économiques et sociaux « nécessaires à notre temps ». S’ajoutent à cela les Principes Fondamentaux Reconnus par les Lois de la République (PFRLR) dégagés par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, les principes à valeur constitutionnelle issus de la jurisprudence, les objectifs de valeur constitutionnelle, au nombre de quatorze, parmi lesquels « l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi » (sic !), et depuis 2004 la Charte de l’environnement. Tout cela forme ensemble le Bloc de constitutionnalité, autrement dit la Constitution « au sens large » !
Ouf ! Ceci dit, même un profane peut comprendre l’intérêt de cette inflation déclarative pour la pratique juridique : adapter à l’évolution de la société des principes à valeur constitutionnelle opposables dans une décision de justice. Le revers de la médaille peut se résumer à cette paraphrase familière : trop de déclarations tue la déclaration ! À force de les multiplier, elles finissent par ne plus détenir aucune intelligibilité ni aucune portée pour les citoyens ordinaires que nous sommes. Or le but même du texte de 1789, figé noir sur blanc dans son préambule, était de nous permettre de « comparer à chaque instant » les actes du pouvoir avec des principes « simples » ! En 1948, lors des débats sur la Déclaration universelle, la représentante américaine auprès des Nations unies réduisit cette belle idée à une simple « lettre au père Noël ». Doit-on tirer la même conclusion pour le texte français de 1789 ? Nous allons voir que non, loin de là !
Mais juste avant, on doit aussi mentionner la « hiérarchie des normes » (promis, c’est la dernière couche!). Le principe est simple : si deux textes se contredisent, lequel prévaut ? Réponse : le plus haut dans la hiérarchie ! En France, c’est la Constitution qui est au sommet. Enfin, plus exactement le « bloc constitutionnel » qui contient la constitution avec tout le paquet décrit plus haut. Juste en dessous le « bloc de conventionnalité » (et oui, quand même les juristes s’y perdent, on regroupe tout en blocs), à savoir les traités internationaux et le droit de l’Union européenne. Plus bas se trouvent nos lois (lois organiques, ordinaires, référendaires… Quand y en a plus, y en a encore!), et tout en bas les règlements, décrets et arrêtés. Bref, ce qu’on retient surtout ici c’est que le droit européen (droit supranational donc) prime sur le droit national mais pas (en théorie) sur la Constitution qui reste malgré tout « la norme suprême en droit interne ». « Suprême » certes, mais seulement « en interne », autrement dit pas dans l’Union qui, dans la pratique, évite au maximum les points de frictions entre les droits pour éviter d’avoir à trancher cette question à priori insoluble.
S’il est un domaine particulièrement impacté par cet amas juridique, c’est bien le service public, consacrée par le Préambule de la Constitution de 1946 (à valeur constitutionnelle donc), et fracassé sans états d’âme par les traités européens qui imposent l’ouverture à la concurrence des services publics nationaux ou des monopoles de fait ! Mieux encore (ou pire encore selon le point de vue), le concept même de « service public » reste une exception française largement ignorée par l’Union qui ne jure que par le sacro-saint principe de libre marché. Tout au plus le vocabulaire européen ne mentionne-t-il que des services d’intérêt général (SIG) ou des services d’intérêt économique général (SIEG), ces derniers seuls étant mentionnés dans les traités européens, non pour les définir avec clarté, mais pour les soumettre aux règles de la concurrence sous une réserve de pur principe (« non compromission de leur mission »).
Si on se réfère maintenant au préambule de la Déclaration de 1789 qui nous invite à « comparer à chaque instant » les actes du pouvoir avec « le but de toute institution politique », nous pouvons constater selon l’article 16 que, quand les droits ne sont pas assurés, la Société « n’a point de constitution ». C’est d’ailleurs le cas pour l’Union européenne (on a bien essayé de nous en fourguer une sous le nom de « traité constitutionnel », mais là, la pilule était trop grosse). La France en a bien une, mais soumise ! Dans ces conditions, avons-nous une constitution ? Derrière cette question déjà difficile à trancher se profile une autre : en quoi la Déclaration pourrait-elle nous aider à y remédier ? On y vient ! On y vient !
Mais juste avant de dévoiler (enfin !) le potentiel hors du commun de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, on ne saurait conclure cette revue en omettant les critiques dont elle a été l’objet pour anticiper d’éventuelles déconvenues. Ainsi, après l’objection féministe déjà commentée plus haut, on lui a reproché de pousser à des prétentions exagérées un Peuple réputé incapable de savoir que des droits impliquent des devoirs. Mais il y a quand même loin des périodes troublées à une citoyenneté responsable ! Le texte n’a pas non plus vocation à se suffire à lui-même hors d’un discours public pour en rappeler les conditions d’application. Proudhon, de son côté, a souligné que « l’égalité devant la loi » ne valait rien devant « l’inégalité de fortune ». C’est juste mais, là encore, l’objection n’est que purement pratique et ne remet aucunement en cause les fondements énoncés. Dans le même esprit, Marx dénonça un caractère purement formel des droits énoncés pour y opposer la recherche d’une « égalité réelle ». Enfin, une école dite « utilitariste » ne reconnaît que le principe « d’utilité », niant tout « droits naturel » qui ne refléterait pour eux que l’ardeur militante de leurs promoteurs, y compris « l’égalité réelle » chère à Marx. On aura reconnu la patte « libérale » !
Toutes ces objections, qui peuvent parfois se contredire entre elles, ont malgré tout une caractéristique commune : toutes revendiquent une finalité (égalité réelle, égalité naturelle, utilitarisme ou autre) et leurs critiques ne portent que sur une éventuelle compromission de cette finalité. Comme si un simple texte pouvait faire cela ! Il ne vaut que par l’usage qu’on en fait ! Et parmi les usages possibles de la Déclaration de 1789, il en est un largement ignoré et cependant porteur d’un fort potentiel !
Vérité formelle et vérité substantielle
Enfin un premier titre de paragraphe après cette longue (mais nécessaire) introduction ! La projection vers une finalité, légitime ou fantasmée, est le drapeau commun à toutes les « ardeurs militantes » de la Création (« utilitaristes » compris!). À la réflexion, cela vaut aussi pour la Déclaration d’Olympe de Gouges qui visait à prévenir une conséquence projetée du texte original : légitimer une sous-valorisation de la condition féminine (on ne saura jamais si une correction précoce l’aurait fait avancer plus vite). D’une façon générale, les attentes exprimées traduisent une réserve, une crainte, une anticipation, une inquiétude, une méfiance, envers une projection de telle ou telle conséquence sociale, réelle ou fantasmée !
Un tel énoncé, motivé par la seule projection d’une expérience pratique, est dit concret, matériel ou encore substantiel.
Toutes les déclarations citées trahissent leur caractère substantiel par l’énoncé même de leurs thèmes à l’exception notable de celle de 1789 ! Comme déjà dit plus haut, cette première Déclaration ne tarda pas à être remplacée ! Pourtant les suivantes de 1793 et 1795 sont vite tombées dans l’oubli alors même qu’elles étaient supposées amender la première version de 1789. Était-ce leur caractère substantiel ? Celle de 1793 voulait en effet, en substance, ajouter des droits-créances aux droits précédents réputé naturels. Celle de 1795 visait surtout à prévenir les troubles, notamment par ses rappels aux devoirs, jusque dans son nom : « Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen ». La caractéristique d’un texte substantiel est d’être orienté de l’émetteur vers le destinataire, pour faire passer une arrière-pensée, au pire une leçon de morale !
Le texte de 1789 est très différent. Il énonce des droits réputés « naturels » sans autre visée substantielle que de permettre aux citoyens d’apprécier les actes du pouvoir comme le préambule les y invite. Certes, des finalités substantielles sous-jacentes y demeurent décelables, comme la propriété « inviolable et sacrée » d’utilité clairement bourgeoise. Pour autant, le texte continue après plus de deux siècles à « nous parler », c’est-à-dire à convoquer notre intuition sans prétendre la manipuler.
Reprenons par exemple l’article 17 sur la propriété. Chacun peut intuitivement concevoir l’injustice de se voir privé de ce qui nous est propre et aller dans le sens de ce qui est rédigé. Certes, il reste des difficultés : en cas d’abus manifeste d’une propriété exagérée, le sentiment d’injustice n’est pas loin. Ou placer le curseur ? C’est précisément là que la Déclaration joue son rôle : nous inviter à « comparer », autrement dit à être des citoyens délibérants prenant les principes énoncés pour base.
Ce qui importe à ce stade, c’est que tous les articles de la Déclaration nous inspirent intuitivement un assentiment que la raison seule ne permet, ni de contester, ni d’expliquer sans tomber dans la vaine paraphrase. Ce sont là les caractéristiques d’une vérité dite « première », qui ne s’explique que par elle-même tout en permettent d’en expliquer d’autres (et cela vaut aussi pour l’article 17, le plus difficile, sur lequel nous reviendrons). Ces énoncés ne sont pas là pour dire « voilà ce que nous voulons qu’il soit » mais « voilà ce qui est » ! On ne parle pas au lecteur mais du lecteur.
Un tel énoncé, caractérisé par sa seule cohérence logique sans visée substantielle, est dit abstrait ou formel.
L’idée soutenue ici est que la raison principale de la permanence dans les mémoires de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 est due à son caractère formel contrairement aux substantielles. Ce n’est pas un texte qui « fait la morale », c’est un texte qui nous parle à tous, dans la mesure où il nous vient toujours un moment où le besoin se fait sentir de la citer à l’appui d’un avis qui nous paraît juste, comme s’il recelait des vérités plus grandes que nous.
C’est pourquoi prétendre les « compléter » par d’autres « générations de droits » » est une erreur fondamentale. Elle conduit à l’inflation des textes, dénoncée plus haut, qui les amoindrissent tous sans aucun bénéfice. À quoi sert, par exemple, de proclamer (1793, art. XXVII) « Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres », quand il suffit de rappeler que (1789, art. III) « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » ? La Cité dispose de tout le fondement nécessaire pour statuer souverainement (et peut-être de manière plus civilisée). On peut aussi soulever, autre exemple, que le droit-créance au logement proclamé en 1793, pour aussi justifiable qu’il soit substantiellement, n’en est pas moins potentiellement incompatible avec le droit formel de propriété, ce qui peut l’ouvrir à la critique et en affaiblir la portée, alors que la sûreté (incompatible avec la rue) figure déjà avec la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’Homme reconnus par l’article II de la Déclaration de 1789.
Un droit indisponible
En définitive, la vertu essentielle des droits énoncés en 1789 est d’être indisponibles, comme feu le « droit divin » de l’Ancien régime. C’est-à-dire que l’Homme ne peut en disposer à sa guise comme pour les énoncés substantiels. L’indisponibilité d’autrefois, « c’est la volonté de Dieu », est juste devenue « c’est une vérité première ». À charge du Citoyen d’en faire bon usage. Et le premier d’entre eux serait de procéder à cette élévation. La vérité première, c’est celle qui surplombe toutes les autres, toutes les inflations verbeuses noyant chaque texte, tous les « blocs » qui rendent le droit obscur, toutes les hiérarchie des normes qui nous inféode au droit de l’Union. C’est la nouvelle parole divine, cette fois énoncée par le Peuple inspiré. Vox populi, vox Dei, dit l’adage. Rien n’est moins vrai ici.
À l’heure où les esprits sont brouillés par les « réalités » assénées d’on ne sait où, que la vie devrait être rendue plus difficile par la « compétitivité », que le temps mérité de la retraite devrait s’éloigner inexorablement dans le temps des âges où on peut en profiter, que les pouvoirs issus des urnes devrait courber l’échine devant les puissances de l’argent, qui rappelle la parole « divine » ? Qui rappelle que la sûreté compte parmi les droits naturels et imprescriptibles ? Qui « compare » pour aboutir à la conclusion que « nous n’avons point de constitution » !? Qui proclame à bon droit que ce système économique est antidémocratique et doit être dépassé !?
Utiliser la Déclaration aujourd’hui
Un usage adéquat de la Déclaration consisterait à lui reconnaître son caractère formel, sanctifié par le temps et sa permanence dans le cœur et l’esprit de chacun puis, ceci admis, de rechercher la concordance avec les faits observables, au besoin à la manière d’une enquête policière.
Par exemple, quelqu’un pourrait soulever la difficulté posée par le caractère naturel voire « sacré » des droits énoncés, alors qu’ils visaient à la base à concurrencer l’ordre divin disparu. Mais « sacré » ne veut pas forcément dire religieux. Est sacré tout domaine séparé et inviolable comme peut l’être une vérité première qui, de par son indisponibilité même, partage avec le religieux la vertu d’être révélée et non décrétée par le profane (loin des énoncés substantiels).
Un bon exemple peut être révélé dès l’article un : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Aujourd’hui entendu comme une évidence, qui songe à se demander pourquoi une telle évidence devait-elle introduire la Déclaration ? Justement parce qu’au moment de sa rédaction, ce n’était pas si évident ! Et si un jour on a pu penser le contraire, quelle garantie avons-nous de ne plus jamais retomber dans cette superstition ?
Jusqu’à cet instant en effet, on pensait que les Hommes étaient inégaux par la volonté de Dieu (qui avait décidément bon dos). Et ça ne date pas du christianisme. Déjà dans l’antiquité, la condition humaine, pour les maîtres comme pour les esclaves, était réputée résulter des caprices des dieux (pratique pour se dédouaner). Un passé révolu, dirions-nous ? À voir ! Car si le juste parvient, comme nous le tentons ici, à remplacer la vérité divine par une vérité profane, qu’est-ce qui empêche l’injuste de tenter la même chose ? Nous voyons des « traders », « entrepreneurs » et autres « grands patrons » justifier des rémunérations indécentes (sur le dos des bas salaires s’il faut le rappeler) par des « talents » réputés aussi rares que transcendants (« indisponibles » donc). Qui a songé à « comparer » avec « l’utilité commune » de l’article premier ?
Revenons maintenant sur le plus difficile : l’article 17 sur la propriété. Machiavel soulignait malicieusement que « les hommes oublient plus facilement la mort de leur père que la perte de leur patrimoine ». Ça explique l’écho que nous inspire la perspective d’une privation de notre propriété. Pour autant, nous ne sommes pas à l’aise avec les usages immodérés d’autres propriétés, notamment quand elles se traduisent par des créances excessives auprès de populations en difficulté. Comment résoudre ces intuitions contradictoires ? Simplement en recherchant le sens réel des mots derrière leur emploi, surtout quand celui-ci est délibérément choisi pour brouiller les pistes (à titre d’exemple, une « entreprise publique » appartient en France à la puissance publique. Dans les pays anglo-saxons, cette appellation désigne une entreprise privée dont les actions sont proposées à la vente publique).
En l’occurrence, que serait une « propriété » au sens de la Déclaration, à savoir un droit « naturel, inaliénable et sacré » ? Car il existe bien des sens concurrents : la tradition anglo-saxonne, notamment, donne à la propriété un caractère plus conventionnel que « sacré ». Paradoxalement, c’est pourtant à un anglais qu’on doit la première tentative de définition de la propriété comme un droit naturel. Au XVIIe siècle, John Locke la justifiait par un droit sur son travail comme une extension du droit naturel sur sa propre personne. La chose a évidemment subi son lot de contestations ! Locke émit cependant une condition qui force la réflexion, c’est qu’il doit « en rester assez, d’une qualité aussi bonne, et même plus que ne pouvaient utiliser les individus qui n’étaient pas encore pourvus ». On entrevoit ici la résolution du paradoxe intuitif : distinguer « ce qui nous est propre » (droit sur notre travail limité par la propriété d’autrui) de « ce que nous avons acquis, de quelque manière que ce soit ». Le premier est une propriété, l’autre une possession, hors sujet donc. Le droit romain, lui, distinguait bien les deux (la propriété est propre, la possession constatée).
Qui songe, par exemple, à s’interroger sur le non-sens flagrant de l’expression « propriété foncière » ? La terre ne saurait en effet nous être « propre » ; ce serait plutôt l’Homme qui serait propre à la terre ! Cet énoncé fallacieux doit dès lors plutôt s’entendre « possession foncière », c’est-à-dire une convention sociale comme le suggère le droit anglo-saxon. Et cela vaut pour tout immeuble dont on ne saurait fonder le droit sur un quelconque travail « propre », pas plus pour sa construction même que pour celui qui aurait permis de le payer : sur quelle base objective se fonde l’équivalence entre les deux, si ce n’est la convention sociale ? Il y a une énorme différence entre ce qui est acquis et ce qui est propre !
Et là, l’intuition se braque (parfait, c’est le but recherché) ! Elle nous dit : « Quoi ! Un droit pourrait me chasser de chez moi ? ». Voilà qui irrite cette même intuition nous avait pourtant soufflé un sentiment contraire peu auparavant. Et l’intuition est souvent bonne conseillère ! En effet, la propriété est ce qui nous est propre, et on la confond souvent avec nos possessions matérielles ! Notre première propriété, ce sont nos droits naturels énoncés dans la Déclaration, dont celui à la sûreté dans lequel l’évidence même place le droit au logement sans aucun besoin de l’alourdir par un quelconque droit-créance (encore serait-il plus juste d’évoquer un « droit au foyer » qu’on pourrait étendre, par exemple, aux souvenirs d’une vie au-delà des murs mêmes). En ajoutant à cela l’article IV qui pose que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits », voilà résolue la contradiction apparente de l’article 17 sans avoir à y changer la moindre virgule ni l’alourdir inopportunément.
Peut-être l’idée sous-tendue par les rédacteurs de la Déclaration, dont l’inspiration bourgeoise est reconnue, était-elle différente. Mais la pensée philosophique alors invoquée, issue des Lumières récentes, ne pardonne pas quand elle tombe juste ! Les visées originales sont une chose, sa permanence intuitive dans l’esprit de chacun en est une autre, et c’est ce dernier motif qui fonde surtout son usage. De plus, des interprétations récentes peuvent invoquer mal à propos des faits inexistants à l’époque. Par exemple, la « propriété » de la terre est une tradition occidentale ultérieure qui a chassé les traditions ancestrales fondées sur l’usage de communs. De même les « propriétés » immatérielles, « intellectuelles » par exemple, ne renvoient à rien d’autre qu’à une simple protection juridique récente d’intérêts économiques. De nombreuses impasses conduisent souvent dans les faits à contourner la difficulté en se référant à un « faisceau de droits » (exclure, exploiter, aliéner). Ces pirouettes ne visent qu’à vouloir faire passer pour naturel un droit qui n’est que conventionnel.
En conclusion
« …afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif pouvant à chaque instant être comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des Citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, et au bonheur de tous. »
C’est le but explicité en préambule de la Déclaration : que chaque citoyen puisse comparer les actes avec des principes simples et incontestables ! Le but est atteint, pas parce que c’est écrit, mais parce le temps comme la mémoire collective l’a consacré ! Ça n’était pourtant pas gagné ! On n’aura mis que quatre ans pour tenter de la remplacer ; plus tard, on tentera de la noyer sous une inflation déclarative. Mais rien y fait : on ne se souvient que de celle-là. Simplement parce qu’elle fait ce qu’elle dit : elle énonce des droits formels. Elle ne tente pas des visées substantielles comme les suivantes. Les droits qu’elle énonce sont surtout inexplicables et incontestables, signe de vérités premières. Allez donc expliquer que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits sans tomber dans la vaine paraphrase ! Allez donc tenter de le nier surtout ! Les vérités proclamées ne sont pas simplement énoncées, elles sont révélées, opposables et surplombent toutes les hiérarchies de normes !
Alors comparons : sommes-nous aujourd’hui enfin tous libres et égaux en droits ? Jouissons-nous sans réserve de la liberté, de la propriété, de la sûreté et de la résistance à l’oppression ? Notre Souveraineté réside-t-elle essentiellement dans notre Nation ? Pour le dire de manière plus simple : le bonheur de tous est-il enfin une réalité après plus de deux siècles ?
Ou plus simplement encore : avons-nous une Constitution (article 16) ?
« Il y a deux manières de combattre,
l’une avec les lois, l’autre avec la force.
La première est propre aux hommes,
l’autre nous est commune avec les bêtes. »
Machiavel, Le Prince