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Annexe 4 : l’argent

Janvier 2025 (annule et remplace les versions précédentes)

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Cette annexe ne vise qu’à approfondir le sujet indiqué sans être requise pour l’appréhension du Manifeste.

Ce qui suit est largement inspiré du livre L’argent (1975, Gallimard) de l’économiste américano-canadien John Kenneth Galbraith (1908-2006), professeur d’université, écrivain, ambassadeur des États-Unis, conseiller économique des présidents Roosevelt, Kennedy et Johnson.

« L’argent n’existe pas ! » C’est par ce bref aphorisme contre-intuitif que le Manifeste résume l’argent, du moins tel qu’il existe depuis 1975. L’argent n’est rien d’autre du crédit, totalement immatériel ! Nous l’avons illustré par cette petite expérience de pensée : une simple reconnaissance de dettes sur papier libre pour « une poignée de fayots » payable au porteur. Voilà ce papier devenu négociable comme si c’était les fayots promis. Qu’il suffise que l’émetteur le récupère ensuite et il peut tranquillement le détruire sans avoir jamais eu besoin du moindre fayot. Voilà ce qu’est l’argent-crédit ! Voilà ce qu’est l’argent moderne ! Tout comme les salaires et autres paiements ne sont que des lignes de crédit sur un compte sans aucune traduction matérielle, détruites ensuite par les dépenses, le crédit bancaire qui fait tourner l’économie (que le profane confond avec un prêt), n’est de même qu’une ligne comptable détruite ensuite par les remboursements (une « destruction monétaire » pour la banque).

Cet artifice comptable a permis de faire voler en éclat la limite intrinsèque de l’argent physique (or, etc.) : celle de sa disponibilité dans le monde (et quand bien même aurait-on trouvé la pierre philosophale, l’or devenu abondant aurait de fait perdu toute valeur). Voilà comment on a réussi le miracle de décorréler la valeur d’échange de la rareté qui en était la source, et permis l’explosion de la croissance mondiale au-delà de toute mesure (puisque la masse monétaire doit correspondre en valeur au PIB). De fait, c’est dans ces même années 1970 que le « jour du dépassement » (date à laquelle l’humanité a consommé toutes les ressources que la Terre peut produire en un an) a commencé a refluer régulièrement du 31 décembre (pour atteindre le 1er août en 2024).

Confusion de termes

Ce qui n’aide pas vraiment à la clarté, ce sont les termes employés à contre sens dans le vocabulaire courant. Nous venons de voir qu’un « prêt » n’est en fait qu’un crédit (de creditum, credo, « je crois », donc littéralement un acte de foi : la croyance que l’emprunteur remboursera), et qu’un « remboursement » n’est qu’une destruction monétaire (aucune « bourse » ne se trouve approvisionnée de quoi que ce soit). Ce qu’on appelle couramment « argent », à savoir les pièces et les billets, ne sont en fait que des produits manufacturés dont la valeur intrinsèque est dérisoire par rapport à leur valeur faciale (de plus, la totalité des pièces et billets représente à peine 10 % de la masse monétaire). Mais si nous possédons, par exemple, une maison d’une valeur de deux cent mille euros, on dira volontiers qu’on dispose d’un capital de ce montant. Or un capital, c’est autre chose : ce terme désignera plutôt un ensemble d’actifs évoluant au gré des investissements. Cette maison est certes un actif mais immobilisé. C’est aussi de « l’argent » (une partie des 90% restants de la masse monétaire). Cet argent-là n’est en revanche pas liquide (on ne paiera pas ses dettes courantes avec un parpaing ou une tuile de la maison).

Mais alors, c’est quoi ce fichu « pognon » ?

Comme vu dans le Manifeste, l’argent n’est pas un objet mais une fonction (qui peut être immatérielle puisqu’une simple ligne de crédit y pourvoit), plus exactement deux fonctions : le pouvoir libératoire (capacité de se libérer d’une dette, en d’autres termes de payer) et la réserve de valeur (conservation de cette capacité le plus longtemps possible). Si un fayot était éternel et que la Terre entière se damnerait pour en avoir, alors un fayot serait du bel et bon argent ! L’argent est donc intimement lié à la demande, en d’autres termes à l’avidité qu’il génère, et à sa rareté relative par rapport à cette demande. La seule chose, donc, qu’un système basé sur l’argent ne peut pas gérer, c’est l’abondance (ou du moins la suffisance relative aux besoins et aux ressources limitées de la Terre).

La nature contre-intuitive de l’argent s’explique par le fait que, pendant très longtemps, l’argent a été « palpable » (l’expression est d’ailleurs restée dans le langage courant). De fait, du palpable est bien resté (pour une très faible part de la masse monétaire) sous la forme de pièces et de billets sans valeur intrinsèque. Ces pièces et coupures ne sont pas de l’argent mais valent de l’argent, exactement comme n’importe quel autre objet manufacturé qu’ils permettent d’acheter (du moins tant que la loi l’impose, puisqu’ils ne tiennent que par là). Mais le plus lourd malentendu reste la « richesse » perçue comme synonyme d’abondance, alors que c’est tout le contraire ! On ne peut être « riche » que de ce dont les autres sont privés, et d’autant plus riche que la privation est élevée (si tout le monde est « riche », alors personne ne l’est).

Ces confusions fréquentes sont sources de bien des malentendus. Par exemple, « mettre de l’argent sur la table » est une métaphore trompeuse : on imagine volontiers de lourds sacs remplis de pièces d’or s’aplatir lourdement sur le bois (c’est d’ailleurs sûrement le but visé). Or, rien de tel n’advient ! Nous venons de voir que l’argent n’était qu’un acte de foi, une simple promesse de « remboursement », c’est-à-dire celle de créer plus tard la « richesse » qui permettra de détruire la parole engagée (en alourdissant la pauvreté quelque part ailleurs). Ou bien, l’argent « mis sur la table » n’était rien d’autre qu’une garantie qui s’évapore d’elle-même dès lors que la chose garantie s’est réalisée sans accroc.

Quand les médias se font l’écho de patrimoines ou de valorisations boursières, là encore on ne parle pas « d’espèces sonnantes et trébuchantes ». Il est bien question ici de réserve de valeur sous diverses formes. Autrement dit, ce n’est que la simple mesure, dans l’échelle de mesure qu’est l’argent, du potentiel d’échange sur le marché de la chose possédée, lequel dépend, nous l’avons vu, de la privation partout ailleurs (ce n’est pas pour rien que la « propriété » est dite « privée »). C’est là que le profane, souvent, imagine des sommes réelles qu’il verrait bien « mises ailleurs ». Mais ce serait comme vouloir prélever des degrés centigrades au Sahara où il y en a trop pour les mettre en Sibérie là où il manquent. Non seulement c’est impossible, mais en plus la répartition même annulerait la valeur d’échange que mesure l’argent – et donc l’argent lui-même ! – tout comme le chaud et le froid s’égalisent dans le tiède.

Tant qu’un objet matériel ou un matériau (l’or par exemple) détenait ces deux propriétés, c’était de l’argent. Mais cet argent était soumis à un plafond de verre : sa disponibilité limitée dans le monde, ce qui lui conférait du reste sa rareté et donc sa valeur d’échange ; cela veut dire que, en étant abondant, il n’aurait pas davantage permis la croissance des échanges car, ayant perdu sa valeur intrinsèque, personne n’en aurait plus voulu ! Tout le casse-tête de l’économie se résumait donc à ce problème : trouver le moyen de rendre la rareté abondante (oui, c’est bien un oxymore) !

Mais comment en est-on arrivé à ce système ?

Avant cela, toute l’histoire de la monnaie, et de là celle de l’économie, tenait en la quête de ces deux propriétés fondamentales : pouvoir libératoire et réserve de valeur. Au début, tout devait être assez simple : « Je vois que t’as une peau de bête en rab alors que je me les pèle ! Par contre, t’as l’air d’avoir la dalle ! Ça tombe bien, j’ai un cuisseau de mammouth au frais ! Y a moyen de s’entendre ! » On aurait pu en rester là, mais il y a avait un problème : si ça se passait en plein été, la peau devenait nettement moins attractive (le même objet perd en pouvoir libératoire). De plus, je n’allais pas la traîner pendant six mois en attendant l’hiver (réserve de valeur inopérante). Résultat : no deal ! La solution est assez intuitive : passer par un intermédiaire, un objet que tout le monde veut qui ne perd pas sa valeur (comme l’or), et on inventa la monnaie. Le problème était réglé, mais au prix d’un autre à suivre.

Tel fut toujours le défi : de proche en proche, l’histoire économique allait évoluer en réglant des problèmes dont la solution en générait toujours un autre, et ainsi de suite jusqu’à nos jours. En l’occurrence, l’or avait un inconvénient, non décelable à l’aube de l’histoire mais qui allait se révéler avec l’apparition des premières pièces : il était falsifiable. Les fraudes les plus communes étaient le rognage (rogner un tout petit peu d’or sur chaque pièce) et l’alliage (fondre l’or avec des métaux meilleurs marché en veillant à lui garder l’apparence de l’or). Vérifier la teneur en or d’une pièce nécessitait une bonne oreille pour reconnaître son bruit en la faisant « sonner » sur une surface dure, et son poids était vérifié au moyen d’un « trébuchet », une balance calibrée pour « trébucher » selon le poids de la pièce. On obtenait alors de la bonne espèce « sonnante et trébuchante ». Nouveaux problèmes : l’oreille n’est pas un instrument de haute précision et la défiance envers la pièce pouvait être déplacée sur la balance.

Alors vint la banque

Alors on inventa la banque. Au début, ce n’était que des banques de dépôt, c’est-à-dire que les clients y déposaient leur or contre des billets certifiant le dépôt. Les coffres de la banque sécurisaient l’or contre les voleurs mais aussi, et c’est là tout le génie de l’invention, contre sa dépréciation, car les billets étaient établis à sa valeur au jour du dépôt. Ce qu’il advenait ensuite de l’or déposé relevait de la responsabilité du banquier. On comprend que les déposants préféraient largement avoir leur or à la banque plutôt qu’à la maison, un détail qui aura beaucoup d’importance par la suite.

En attendant, le problème suivant n’attendait que de germer. Car s’il est un domaine où l’homme est imaginatif, c’est bien celui de « faire » de l’argent. Et notre banquier n’échappe pas à la règle.

Notre banquier âpre au gain put imaginer, par exemple, de prêter l’or de ses clients à d’autres, puis le remettre en place après remboursement à l’insu des premiers, et empocher les intérêts au passage. Seulement sortir ainsi l’or était risqué. Qu’à cela ne tienne. Puisque le déposant avait accepté des billets certifiés par la banque lors du dépôt de son or, l’emprunteur ferait de même. Il rembourserait ainsi le prêt avec des billets, mais les intérêts en bonnes espèces. Ainsi fut fait. Avec une garantie fiduciaire (fondée sur la confiance) suffisante, ici l’or en dépôt, la banque pouvait créer comme par magie de l’argent tout neuf à partir de rien.

Mieux encore, aussi longtemps que les déposants ne réclameraient pas leur or tous en même temps, qu’est-ce qui interdisait d’émettre plus de billets que d’or convertible (contre ces mêmes billets) ? Voilà comme la banque inventa la création monétaire.

Les effets de la « planche à billets »

Seulement on venait d’ouvrir une boite de Pandore. Car si d’un côté l’or existait toujours dans les coffres, et que de l’autre circulait plus d’argent nouveau sous forme de billets, l’offre globale de monnaie s’en trouvait augmentée alors que l’offre de biens restait la même. Quand trop d’argent circule par rapport aux biens disponibles, l’inflation fait monter les prix. Or, si les prix augmentent, la monnaie perd symétriquement de sa valeur. Certains préféraient alors retourner leurs billets à la banque et récupérer leur or. Et là, de deux choses l’une : soit le banquier avisé avait gardé suffisamment de réserves pour satisfaire les premières demandes, et cela rassurait les autres qui renonçaient à demander le leur ; soit il avait été imprudent et ne pouvait servir son client. Là, la rumeur se répandait, la panique provoquait la ruée des clients en masse, et la ruine de la banque en même temps que la leur. Et c’est ainsi que commença une longue histoire monétaire jalonnée de cycles d’euphories suivies de crises.

La banqueroute de Law

Un de ces épisodes les plus spectaculaires fut sans doute la banqueroute de Law au XVIIIe siècle. John Law arriva à Paris juste après la mort de Louis XIV qui avait laissé les finances du Royaume plombées par une dette abyssale. Law obtint du Régent le droit de fonder une banque et d’émettre des billets. Son idée originale fut la suivante : ce qui marchait avec de l’or dans des coffres fonctionnerait aussi bien avec de l’or lointain, comme celui qui était réputé extrait massivement des carrières du nouveau monde. Ses billets gagés sur cet or s’envolèrent comme des petits pains et Law tint le haut du pavé. Hélas, on découvrit à cette occasion une nouvelle facette de la rapacité naturelle de l’homme : si quelque chose est bon, alors une plus grande quantité de cette même chose ne peut être que meilleure. Et, les besoins du Régent pressant, la planche à billets tourna à plein régime. Les prix montèrent, des fortunes se firent (le mot « millionnaire » fut inventé à cette occasion). Puis ce qui devait arriver arriva : l’or n’arrivant pas du nouveau monde, des premières demandes de remboursement suivies d’autres non satisfaites, la panique et la banqueroute. En récompense de ses services, Law, qui restera à jamais l’unique « duc d’Arkansas », fut exfiltré vers Venise où il finit ses jours dans la pauvreté. Il avait sauvé les finances du Royaume, mais au prix de la ruine de nombre de ses sujets et d’une défiance durable envers les banques et leurs opérations.

La politique monétaire

Dès lors, le problème des banques allait être le suivant : comment obtenir les périodes d’euphorie – et leurs effets bénéfiques sur l’économie – tout en évitant les paniques qui leur succèdent inéluctablement. En d’autres termes : 1) Comment limiter d’abord les prêts qui gonflent exagérément la masse monétaire ? 2) Comment éviter ensuite les paniques qui mènent aux demandes massives de remboursements ? C’est à partir de là que naîtront les instruments financiers qui marqueront avec plus ou moins de bonheur l’histoire de l’argent. D’abord vinrent les lois, pour fixer notamment un rapport maximal entre les montants des prêts et des dépôts en garantie ; vinrent ensuite les premières banques centrales et leur palette d’outils monétaires sensés agir sur le crédit (taux, etc.), auxquels on se référera désormais sous le nom de politique monétaire. Elles assuraient aussi une fonction de « préteur en dernier recours » pour aider les banques assaillies de clients paniqués. Car, avidité oblige, l’euphorie réapparaissait toujours à mesure que s’estompait le souvenir de la dernière crise en date.

Une découverte capitale

C’est dans ce contexte qu’intervinrent deux évènements majeurs appelés à de lourdes conséquences ultérieures : deux périodes de guerre, celles de Napoléon d’abord, la guerre de Sécession américaine ensuite. Dans les deux cas furent prises la même décision dictée par le conflit : la suspension de la convertibilité de la monnaie en or. À la surprise générale, on constata qu’elle ne perdait pas sa valeur : la confiance dans la monnaie était maintenue. Elle ne permettait pourtant plus d’avoir de l’or, mais elle permettait quand même d’acheter les biens et services proposés contre l’or. On découvrit ainsi que l’argent pouvait dépendre d’autres réserves de valeurs que l’or, notamment de l’état général du commerce. Pour autant, on n’osa pas maintenir cet état une fois la paix revenue, craignant que la confiance observée en tant de guerre ne disparaisse, et la convertibilité fut rétablie. Mais on se souviendra de la leçon au siècle suivant.

En attendant, une troisième sorte de monnaie venait d’être découverte, après celle porteuse d’une valeur intrinsèque (l’or) et celle échangeable contre la première (le billet convertible), on découvrit celle directement échangeable contre des biens et services proposées en quantité suffisante. Plus tard, il ne manquera plus que le cours légal pour obliger à l’accepter. Et voilà comment naquit la monnaie fiduciaire (basée sur la confiance).

Comment tout bascula au XXe siècle

Mais en ce tournant du XXe siècle, les pays industriels étaient toujours sous le régime de l’étalon-or, autrement dit de l’or en valeur de réserve convertible. Pour les riches, c’était un âge d’or dans tous les sens du terme (pas d’impôts, pas de lois sociales, pas besoin de passeport ni de taux de change entre les monnaies, toutes étant convertibles en or à taux fixe). Le système monétaire était de fait vraiment international, le tout premier ayant existé, et tout allait bien (pour eux). Hélas, la rapacité, une constante de la nature humaine, conduisit cette fois à la Grande Dépression de 1929. Le mécanisme était connu : une activité économique florissante entraîne son lot de spéculations boursières qui provoquent artificiellement les hausses de prix espérées et, à partir de là, de nouvelles spéculations menant à des cycles auto-entretenus appelés « bulles spéculatives ». À la fin de l’euphorie, les premières pertes de confiance provoquent les premiers désengagements, répandent la panique chez les autres investisseurs, entraînent l’éclatement de la bulle et l’effondrement de l’économie. Ça, c’était la partie connue.

Ce qui ne l’était pas encore et qui fut découvert à cette occasion, c’est l’échec complet des politiques monétaires et des instruments qui avaient été mis en place pour empêcher la catastrophe. Comme toujours, sa cause était un détail non anticipé et qui, là encore, tenait de la nature humaine : si les autorités compétentes avaient procédé à temps aux mesures visant à freiner l’expansion des prêts, elles auraient provoqué de lourdes pertes chez les investisseurs et les spéculateurs. Et personne ne voulut tout simplement en assumer la responsabilité ni les conséquences. Tous convinrent qu’il valait mieux laisser les choses suivre leur cours « naturel ».

Politique monétaire versus politique fiscale

Lorsque des mesures tardives finirent par être prises, un autre problème apparut : tout le monde avait compris que la majeure partie de la monnaie se composait désormais de dépôts bancaires et non de « liquide ». Or ces dépôts étaient créés ex nihilo par les prêts. En période morose, moins de demandes des prêts réduisirent l’offre de monnaie, provoquant une spirale déflationniste décourageant l’investissement. Jusqu’ici, on partait du principe que la disponibilité de monnaie créait l’activité et donc la richesse. On découvrait que cette disponibilité ne servait à rien si la monnaie n’était pas employée, incapable de faire repartir une économie en crise.

L’économiste britannique John Maynard Keynes en tira les leçons et fut à l’origine de révolution dite keynésienne qui ne sera vraiment mise en œuvre qu’après la seconde guerre mondiale (son impact sur le New Deal fut négligeable, ensuite l’économie de guerre prit le relais). Keynes invalida notamment la « loi des débouchés » de Jean-Baptiste Say selon laquelle l’offre créerait sa propre demande en équilibrant naturellement les marchés au plein emploi. La solution de Keynes, c’était de grands travaux publics financés par le déficit et l’emprunt. Son principal apport à la théorie économique a été de souligner l’inutilité de la politique monétaire au profit de la politique fiscale pour soutenir l’investissement.

La fin de l’or

À la fin de la Seconde guerre mondiale, d’important stocks d’or avaient été transférés d’Europe vers les États-Unis pour payer leur effort de guerre. Il s’ensuivit un déséquilibre de la répartition mondiale de l’or qui, si elle s’inversera en partie après la guerre, n’en bouleversa pas moins un système financier international basé sur ce métal. C’est pourquoi les accords de Bretton Woods instaurèrent en 1944 un nouveau système monétaire international. Puisque le stock d’or mondial n’était plus suffisamment réparti au sein des pays industrialisés pour servir de réserve ce valeur, et que celui-ci était concentré aux États-Unis, il suffisait de substituer le dollar à l’or comme nouvelle réserve de valeur et le tour était joué. Désormais les monnaies seraient convertible en dollar et seul le dollar serait convertible en or. Cela a plutôt bien marché. Le Trésor américain était devenu le banquier du monde et l’économie a pu repartir.

Tout bascula le 15 août 1971. Ce jour là, Richard Nixon dut ordonner une « suspension » de la convertibilité (qui se révélera définitive) pour débouter une demande allemande. Contrairement en effet à une banque privée dont les clients particuliers souhaitaient lui confier leur or, une nation n’avait pas les mêmes intérêts. Par crainte d’un effet boule de neige, Nixon prit donc la seule décision possible, enterrant dans la foulée les accords de Bretton Woods. En 1976, les accords de la Jamaïque signés à Kingston entérineront cet état de fait. L’étalon-or appartenait désormais à l’histoire, remplacé par l’argent virtuel gagé directement sur l’état du commerce et que ne freinait aucune limite. De fait, c’est au même moment que le jour du dépassement à commencer à s’éloigner du 31 décembre.

Dans l’intervalle, les États-Unis avaient signé en 1974 avec l’OPEP l’accord historique qui imposait des ventes de pétrole libellés en dollar. Ce coup de maître leur octroya leur « privilège exorbitant », celui de conserver malgré tout une réserve de valeur physique : « l’or noir » dont l’achat nécessitait désormais des dollars. Ils purent ainsi continuer à mener grande vie en utilisant leur planche à billets pour imprimer leurs « pétrodollars ».

La fin des « trente glorieuses »

C’est aussi au même moment que la « nouvelle économie » (comme on l’appelait durant les trente glorieuses) de Keynes rendit l’âme. Tandis qu’une tension sociale sans précédent allait bientôt sonner le glas de l’État-providence, un autre problème apparut : l’inflation ! Cette fois encore, les plus fines prévisions furent battues en brèche par la nature humaine : tous les appels à la modération des prix lancés aux firmes qui abusaient de leur position dominante restèrent lettre morte. Quant au contrôle des prix et des salaires par l’État, à la rigueur admis en temps de guerre, il n’en était pas question. Il ne restait plus que la politique fiscale keynésienne : réguler la masse monétaire par les impôts ! Hélas, si la solution keynésienne s’était montrée efficace dans l’autre sens (baisser les impôts pour stimuler l’activité), comment expliquer maintenant aux contribuables déjà soumis à la hausse des prix que la solution consistait à augmenter aussi les impôts pour réduire la masse monétaire qui en était à l’origine ? Aucun responsable politique ne s’y risqua et Keynes, disparu en 1946, ne vit jamais son échec. Car le dernier défaut de sa politique aura été d’avoir mis trente ans à révéler sa faille. Trente ans, c’est le temps d’une génération, le temps de l’amnésie. Et voilà comment, à court d’idées neuves et sous l’impulsion du conservateur Milton Friedman, la politique monétaire qui avait déjà démontré son inefficacité fit son retour et continue encore aujourd’hui de contraindre l’économie. Dernier héritage des trente glorieuses : le PNB (Produit National Brut), remplacé depuis par le PIB, à l’origine simple indicateur pour mesurer les effets des mesures incitatives de l’État en période particulière de relance, est devenu un mantra qui ne mesure rien d’autre qu’une « agitation économique » stérile.

De « l’argent » à fumer… mais pas à boire !

Comme vu plus haut, n’importe quoi peut être de l’argent, pourvu que cela remplisse les conditions de pouvoir libératoire et de réserve de valeur. Dans le Berlin en ruines de 1945, après l’effondrement du Reichmark, un objet remplissant ces conditions servit de monnaie : la cigarette ! Cette monnaie particulière présentait au moins une vertu peu banale, celle de détenir un mécanisme intégré de lutte contre l’inflation : en cas d’excédent de masse monétaire, il suffisait d’en fumer une partie !

La chose eut été moins évidente avec cet autre argent : une bouteille de grand cru de Bourgogne adjugée 482 000 € à New York en 2018. Car il s’agit bien d’argent ! Et d’argent nouveau même, créé ex nihilo à partir de rien, car la bouteille, dotée de cette nouvelle valeur par la vente même, devient dès lors négociable pour ce prix. Il s’agit donc bien de 482 000 € nouveaux, distincts de ceux qui ont servi à la payer (qui existaient déjà et n’ont fait que changer de main). Voilà comment on fait correspondre le PIB à la masse monétaire en croissance constante, car le PIB, pour rappel, ne mesure par la « richesse » en volume mais en valeur d’échange. Et pour l’obtenir, il suffit que quelqu’un paye la somme, ou soit prêt à le faire. Ainsi, un « milliardaire » n’est pas quelqu’un qui possède une montagne de dix millions de billets de cent euros entassés, mais quelque chose (entreprise, patrimoine, vin, etc.) que d’autres pourraient potentiellement lui acheter à ce prix. Voilà comment les fortunes « gagnent » ou « perdent » en une nuit selon le sens du vent, ou comment une « valorisation d’actif » transforme du vin en 482 000 €… à condition évidemment de ne pas le boire !

Et maintenant ?

Le pouvoir d’achat dépend des prix (soumis à l’inflation) et des revenus (dont la progression, quand progression il y a, est bien plus timide). Tous deux dépendent de la « loi du marché », un phénomène dit « complexe » (terme politiquement correct pour dire que personne ne la maîtrise). Son principe de base est simple : on a d’un côté la masse monétaire (au sens large), de l’autre la valeur d’échange (fluctuante) de tous les biens et services disponibles à la vente. Les deux doivent correspondre en valeur, sinon elles sont supposées se rééquilibrer automatiquement : c’est la classique théorie quantitative de la monnaie.

Si la masse monétaire augmente, il n’y a que deux possibilités : soit la consommation augmente dans les mêmes proportions et les prix restent stables (mais là ce sont les revenus qui baissent), soit les prix augmentent pour correspondre à la nouvelle masse monétaire (inflation). Ceci pour le principe. En pratique, la théorie ne se vérifie pas toujours et la suite des évènements inflationnistes est souvent analysé après coup plus que réellement anticipée. On identifiera bien quelques tendances comme l’inflation des matières premières ou des répercutions de situations géopolitiques compliquées. Mais dans l’ensemble, l’évolution des prix et des coûts ressemblent plutôt aux caprices de la météo (à ceci près que la météo reste bien mieux maîtrisée que l’économie), ce qui fit dire au regretté Bernard Maris qu’« un économiste, c’est quelqu’un qui est capable d’expliquer magnifiquement le lendemain pourquoi il s’est trompé la veille ».

En clair, toutes les mesures économiques sont autant de danses de la pluie sur lesquelles les économistes ne sont jamais d’accord. Dans tous les cas, le spectre à éviter reste la « spirale inflationniste » (hausses des prix = hausses des salaires = baisse des marges = nouvelles hausses des prix, etc.). Dans ce contexte, le dialogue social restera durablement en défaveur de la redistribution des fruits de la « richesse ». Adam Smith lui-même avait entrevu sa propre obsolescence programmée : sa pensée (controversée) ne s’appliquerait en tout état de cause qu’au capitalisme « patrimonial » (le dirigeant possède le capital) courant à son époque, et pas à « la société par actions » alors l’exception, aujourd’hui la norme ! Il ne reste alors plus guère qu’une alternative : un retour au premier plan des puissances publiques, autrement dit à une économie réellement internationale (entre nations) et non plus mondiale (aux dessus des nations).

On peut se demander si l’art d’acquérir la richesse [khrêmatistikê] est identique à l’art économique [oikonomikê], où s’il en est une partie ou l’auxiliaire. […] On voit clairement que l’économique n’est pas identique à la chrématistique.
Aristote, La Politique, I, 8-9