Janvier 2025 (annule et remplace les versions précédentes)
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Cette annexe ne vise qu’à approfondir le sujet indiqué sans être requise pour l’appréhension du Manifeste.
Le clivage gauche / droite serait dépassé pour une majorité de français, qui rejoindraient ainsi un discours répandu dans la classe politique relayé par les médias. Mais qui de l’œuf ou de la poule… ? Plus sérieusement, les médias relayent-ils la pensée des français, ou les français suivent-ils les médias ? Une première question s’impose ici : ce verdict concerne-t-il les idéologies respectives des deux « camps » ou les formations politiques qui s’en revendiquent ? Dans le second cas, le brouillage des repères n’échappe en effet à personne. Dans le premier, Il est difficile d’imaginer les français se positionner sur l’idéologie quand on voit des socialistes – pour ne citer qu’eux – s’interroger eux-mêmes sur le sens du mot socialisme.
Pour autant, le clivage garde la vie dure dans l’imaginaire collectif. Il faut dire que ce marqueur reflète un besoin humain basique, démontré par l’anthropologie, de pouvoir raisonner selon des clivages simples pour éclairer un ordre social de plus en plus complexe. Mais il n’y a pas que cela. Chacun se positionnera intuitivement « plutôt de droite » ou « plutôt de gauche », preuve que le clivage reflète davantage une sensibilité propre à chacun qu’une opinion véritablement raisonnée, comme s’il ne reflétait rien de moins qu’une diversité dans la nature humaine.
Alors que dissimule en réalité ce clivage ?
Un peu d’histoire
L’opposition « gauche / droite » est née en 1789 lors du vote à l’Assemblée constituante sur la question du veto royal, d’une simple nécessité pratique de compter les voix : pour à droite, contre à gauche ! Le clivage était né ! Il supplanta rapidement le premier clivage « Plaine / Montagne » apparu sur les bancs de l’Assemblée. Par la suite, cette appellation a largement débordé les frontières et traversé le temps. À l’époque de l’affaire Dreyfus, les « dreyfusards » étaient de « gauche » et les « antidreyfusards » de « droite ». Plus tard, la droite prônait la propriété privée des moyens de production et d’échanges que la gauche entendait nationaliser.
1983 a marqué un tournant pour la gauche au pouvoir après l’échec de ses premières mesures. Elle prit acte de l’économie de marché (sans l’avouer ouvertement contrairement à ses homologues allemands) et s’est orientée depuis sur la thématique des valeurs humanistes, un choix pour le moins curieux si on considère que le clivage s’est montré largement poreux à travers le temps aux « valeurs » qui ont circulé d’un côté à l’autre.
Ainsi la gauche originelle, soupçonneuse du pouvoir, vantait volontiers la liberté individuelle face à une droite qui lui opposait l’autorité de l’État et le droit divin. Bien plus tard, la justification socialiste de « l’État-providence » occasionnera un spectaculaire renversement de valeur en poussant la droite vers la défense des libertés individuelles. Dans un autre registre, la gauche favorable à la « République une et indivisible » était peu encline à accepter les particularismes alors que leurs lointains héritiers vanteront la « diversité ». De même les positions sur la colonisation se sont inversées à partir des années 50. Le « patriote » de gauche en 1789 est aujourd’hui approprié par l’extrême-droite. D’autres valeurs demeuraient cependant communes aux deux camps comme la liberté, la Nation, la justice ou la tolérance. La persistance du clivage ne saurait donc s’expliquer par aucune « valeur », mobile ou non, mais par deux spécificités transversales dans lesquelles chacun a pu se reconnaître. Lesquelles ? Voyons cela.
Pourquoi parle-t-on de « clivage » ?
D’abord, pourquoi dit-on « clivage » ? On aurait pu parler d’opposition, d’antagonisme, de rivalité, d’antinomie, de concurrence, de dichotomie (placer ce mot-la dans une conversation fait toujours classe ou prétentieux, ça dépend du contexte). Pourquoi « clivage » relativement peu usité ?
Le terme vient de la minéralogie. Un « clivage » désigne la faculté de certains minéraux soumis à un choc ou à une pression mécanique de se fracturer selon des surfaces planes et dans des directions précises. Par opposition, on appelle « cassure » une fracture irrégulière. C’est pourquoi on dit « ligne de fracture » et « plan de clivage » (ce dernier étant toujours parallèle à une face possible du minéral).
Au plan métaphorique, un clivage (idéologique ou politique) désigne donc une dissonance irréductible entre des groupes sociaux identifiés, par opposition aux lignes de fracture mouvantes (comme celles qui gouvernent aux « valeurs »). Sa permanence démontre que ses déterminants trouvent leur origine dans notre nature humaine, et ce de manière exclusive : je suis ceci ou cela, mais je ne peux pas être les deux à la fois !
Nous avons ici un premier élément. Effectivement, on ne peut pas être à la fois pour et contre le veto royal, pour et contre la révision du procès Dreyfys, pour et contre la propriété privée des moyens de production et d’échange, etc. On peut en revanche, de part de d’autre du clivage, être pour la liberté, la Nation ou la justice, tout comme chacun peut être contre la tyrannie, l’injustice ou l’intolérance ! Ce sont là des valeurs qui peuvent constituer des caractéristiques, même cardinales, de la droite ou la gauche, mais, une fois encore, en aucun cas les définir !
Un flou artistiquement entretenu
Ce qui n’arrange pas une vision claire, c’est le flou entretenu par la classe politique. Bien avant le jeu de piste savamment déployé par Emmanuel Macron, Jean-Marie Le Pen, déjà, se prétendait en 2002 « socialement de gauche, économiquement de droite et nationalement de France ». Par la suite ont fleuri d’autres oppositions supposées remplacer « l’ancien » clivage : « souverainistes / mondialistes », « élites / peuple », etc. Mais ces termes là ne sont pas exclusifs : ce sont des avis dont on peut changer, ou bien on peut faire partie du peuple et s’élever dans l’élite (si quelqu’un répare l’ascenseur social bien sûr). Techniquement, ce sont donc des lignes de fracture et non des plans de clivage. Enfin, l’absence criarde dans les deux camps de toute remise en cause du système économique actuel n’affiche effectivement aucun clivage (et c’est bien là le problème).
Droite et gauche de nos jours
La droite, historiquement, est attachée à la tradition. Cette position se complique avec la mondialisation qui constitue une révolution sans précédent historique. Certains pensent contourner la contradiction en arguant qu’il s’agirait d’une évolution supposément naturelle et non d’une révolution consciente à visée idéologique dont elle attribue l’esprit à la gauche, ce qui est un leurre absolu (voir le Manifeste). D’autres pensent au contraire interpréter le conservatisme à la lettre en invoquant une « préférence nationale ». Ils ne sont pas mieux inspirés, car le paradoxe n’est ici contourné que pour tomber dans un autre : aucune « préférence nationale » n’est compatible avec le libéralisme dont les intérêts nous ont conduit à la mondialisation et à ses impératifs de compétitivité et de mobilité sociale. Consciente de cette contradiction, elle tente alors de se repositionner sur la fiction « Peuple » contre « élites ».
La gauche, historiquement, défend les moins favorisés. Au XIXe siècle, elle prônait la « lutte des classes » en réponse à l’extrême misère ouvrière de l’époque. Aujourd’hui, des esprits chagrins la voit plutôt se démener dans la « lutte des places » ! Il faut dire que l’histoire ne l’a pas beaucoup aidée. La désindustrialisation a relégué la « classe » ouvrière derrière le tertiaire, et sa condition s’est de toute façon nettement améliorée malgré des difficultés persistantes. Mais surtout, la mondialisation a redistribué les cartes ! Après l’ultime déconvenue de 1983, il ne restait plus guère pour répondre à l’attente de gauche que les trompettes célestes des avancées sociales, quitte à se prendre de temps en temps dans la figure un cinglant « vous n’avez pas le monopole du cœur » ! Par ce biais toutefois, elle a su cultiver un réseau d’élus centré sur les valeurs humanistes… mais au prix d’un renoncement à tirer la société des griffes de la finance !
Pour compléter, le « centre » se présente habituellement comme une voie de compromis entre la gauche et la droite, s’inscrivant en cela dans une tradition de modération qui a rythmé la vie politique depuis la Révolution. Mais après Valéry Giscard d’Estaing, dernier président centriste, il est perçu comme une composante de la droite avec qui il est réduit à se rallier. Car simplifier les oppositions suppose au moins pôles : une majorité et une opposition. En principe, il n’y a rien au milieu. Alors en dehors de périodes particulières de tension marquées par une recherche de compromis, Un « centre » ne peut que prétendre embrasser la totalité du spectre politique, soit une impasse totalitaire par définition, comme l’ont bien montré les débats présidentiels entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
Les déterminants du clivage
Ce petit tour d’horizon nous permet d’ébaucher les déterminants du clivage. Ses manifestations historiques montrent clairement qu’ils relèvent aussi bien de l’intellect que de l’affect. On a un jour avancé qu’une des clés de sa persistance à travers la temps était son axe horizontal (alors que la Plaine et la Montagne des débuts de la Révolution rappelaient la verticalité), reflétant ainsi une sensibilité indépendante de l’échelle sociale.
Certains déterminants relèvent de l’intellect. Par exemple : centralisation versus décentralisation (« qu’est-ce qui marche le mieux ?). D’autres relèvent de l’affect. Par exemple : culte du chef versus rejet de l’autorité (« c’est ma personnalité »). D’autres enfin se classent plus difficilement. Choisir par exemple entre libéralisme économique ou économie dirigée peut aussi bien relever d’un verdict analytique que d’un sentiment personnel. On trouvera bien d’autres déterminants encore à positionner dans le clivage : riches / pauvres ; entreprise privée / service public ; identité collective / individu ; travail / social ; centre-ville / périphérie, etc.
Deux conceptions du monde
Une synthèse de ces déterminants laisse enfin apparaître deux fils conducteurs distincts permettant d’élaborer les définitions suivantes :
- La gauche, c’est l’idée qu’on est acteur de ce monde pour le rendre meilleur. C’est la foi dans le génie humain pour dépasser sa condition vers plus de justice sociale et faire progresser la société. C’est pourquoi son Maître-mot est progrès.
- La droite, c’est l’idée qu’on est témoin de ce monde pour le sauvegarder. C’est la foi dans un ordre des choses supérieur qui s’impose à la condition humaine et dont il faut respecter l’héritage. C’est pourquoi son Maître-mot est ordre.
D’autres mots-clés sont réputés caractéristiques :
- À gauche : égalité, fraternité, solidarité, progrès, émancipation ;
- À droite : autorité, mérite, identité, sécurité, conservatisme, tradition.
On peut également noter les déterminants suivants :
Gauche |
Droite |
Certitude que l’homme façonne l’histoire. |
Certitude que l’homme s’inscrit dans l’histoire. |
Critique de l’ordre social, aspiration à davantage de justice. |
Attachement à l’ordre, considéré comme juste ou comme un moindre mal. Réfractaire aux changements. |
Interventionnisme économique. |
Libéralisme économique ou conservatisme (partagé). |
L’égalité avant la liberté, lorsque l’une et l’autre entrent en conflit. |
La liberté avant l’égalité, lorsque l’une et l’autre entrent en conflit. |
L’idée d’une universalité de l’homme supérieure aux particularismes. |
L’idée que l’homme est modelé, pas déterminé, par des valeurs héritées. |
Attachement à la collectivité. |
Vertu de la réussite personnelle. |
Attachement à la citoyenneté. |
Attachement au chef. |
Attachement à des polarités claires dans un ordre multidimensionnel. |
Attachement à une unité (quitte à la décréter) au-delà des clivages. |
L’affaire Dreyfus est sans doute celle qui illustre le mieux ce clivage de sensibilités, en ce qu’elle opposa deux enjeux généraux de première importance : d’un côté la stabilité d’une société menacée par l’atteinte à l’autorité d’une de ses institutions cardinales, de l’autre la justice rendue à un innocent. La sensibilité personnelle exprimée entre ces deux enjeux à priori d’égale importance, menant à privilégier un côté plus que l’autre, détermine qui est de gauche et qui est de droite.
Le moteur de la démocratie
La conclusion la plus importante de ces observations est que le clivage gauche / droite repose sur des déterminants humains irréductibles et complémentaires. Ils forment ensemble un principe moteur, celui de l’action / réaction : gage de l’audace face à l’inertie mais aussi de la raison face à l’inconséquence, pour peu que les deux pôles se témoignent un égal respect, reléguant aux extrêmes l’intolérance de l’autre. Parce que le clivage gauche / droite est par nature indépassable, on peu affirmer que le clivage gauche / droite est tout simplement l’autre nom de la démocratie, et par là de la République (si elle est démocratique) !
Conclusion
Le clivage gauche / droite est un nom commode, consacré par l’histoire, pour désigner l’opposition horizontale intemporelle entre les conservateurs et les progressistes dans toute société. Il est une garantie essentielle de la démocratie en ce qu’il constitue son principe moteur. La gauche a vocation à accompagner l’évolution inéluctable de toute société. En ce sens, elle est paradoxalement aussi garante de sa conservation en évitant le sort des nations disparues qui n’ont pas su s’adapter au cours de l’histoire. La droite a vocation à garder la société des aventures politiques, nées de rêves d’idéologues qui s’éloigneraient du cours naturel de l’histoire. En ce sens, elle est paradoxalement aussi garante de son progrès harmonieux. Le principe moteur action / réaction de la gauche et de la droite forment la base de la démocratie. Il n’a pour seul dépassement possible que le totalitarisme, celui de la mondialisation ou celui des extrêmes.
Aujourd’hui, être de droite peut signifier accepter la mondialisation libérale en cours et son avenir dominé par la loi du marché, avec la consommation pour tout horizon de vie. Mais cela peut aussi signifier s’opposer à la transformation idéologique du monde que la mondialisation opère sous nos yeux, destructrice des nations et de leurs traditions.
Être de gauche peut signifier accompagner les moins aptes à supporter la brutalité du système. Mais cela peut aussi signifier combattre la perspective fatale de la financiarisation du monde et ses cortèges de fractures sociales, et travailler à infléchir cette évolution.
Toute « troisième voie » ne peut être invoquée que par opportunisme politique irresponsable ou par velléité antidémocratique. Soit nous acceptons le destin funeste que nous promet la mondialisation, soit nous la combattons. Il n’existe aucun autre choix.
Bismarck définissait la politique comme étant « l’art du possible », ce à quoi Clemenceau répondit sèchement que « c’est aussi l’art de rendre possible les choses qui doivent être faites ».