Janvier 2025
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Un spectre hante l’Europe en ce début du XXIe siècle, le spectre d’une crise existentielle. Qui aujourd’hui ne se demande pas de quoi demain sera fait ? Peut-être les réfractaires à l’incertitude. Bien malin cependant qui peut dire où nous mèneront la crise climatique, la montée des dictatures et des extrêmes, ou encore les Brics de plus en plus hostiles envers l’occident ! Plus près de nous : où vont nos finances publiques ? jusqu’où notre niveau de vie va-t-il se dégrader ? Finirai-je aussi par devenir « cassos » ? Ma retraite sera-t-elle financée ? Est-ce seulement raisonnable de fonder une famille ? Et ce n’est que le début de la liste ! Derrière toutes ces questions s’en profile une : que pouvons-nous faire ?
1. Fin programmée de la croissance
En 1972, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) publiait, sur une commande du Club de Rome, le rapport alarmiste The Limits to Growth (Les Limites à la croissance) plus connu sous le nom de Rapport Meadows. Ses mises à jour ultérieures (la plus récente datant de 2012) ont toutes confirmé la chute de la croissance mondiale, désormais attendue entre 2030 et 2040 compte tenu des variables qui font aujourd’hui l’actualité : industrialisation galopante, accroissement de la population, épuisement des ressources et dégradation de l’environnement. Bien sûr, le rapport a été décrié, autant par les pays en développement qui y ont vu une manœuvre des pays riches pour décourager leur croissance, que par les illuminés qui rêvent encore d’une croissance infinie dans un monde fini.
Et pourtant, les symptômes visibles ne cessent d’alimenter la morosité. Le jour du dépassement annuel, publié par l’ONG américaine Global Footprint Network, nous enseigne que la France consomme déjà chaque année trois fois les ressources que la planète peut renouveler annuellement au regard de sa population ! Et à en croire les encenseurs de la croissance, elles seraient encore à priori insuffisantes pour assurer un pouvoir d’achat décent à tous ! Nul besoin d’être économiste que comprendre nous allons droit dans le mur. Alors essayons d’y voir un peu plus clair.
2. Le PIB ne mesure pas la richesse
Première contre-intuition : la « croissance » ne concerne pas la production de « richesses » (au sens intuitif du terme) mais le montant de leurs ventes, puisqu’on l’exprime en unité monétaire (traduit en « points de PIB »). La production ne croît conjointement que quand une demande solvable peut l’absorber (fort pouvoir d’achat). Si la consommation n’augmente pas significativement, il ne reste que l’augmentation des prix (au détriment du pouvoir d’achat donc). Dans les deux cas, il y a aura « croissance ».
Deuxième contre-intuition : le PIB (Produit Intérieur Brut) ne désigne pas davantage cette « richesse » puisque, exprimé aussi en unité monétaire, on parle toujours de transactions et non de production. En fait, le PIB ne peut pas étalonner la richesse réelle pour deux raisons : la première est la tricherie qui consiste à ne pas utiliser le PIN (Produit Intérieur Net). On considère en effet la différence comme négligeable tant que les charges comptabilisées dedans se limitent aux seuls facteurs de production. Mais si on intégrait l’ensemble des coûts réels : sociaux, environnementaux (traitement de la pollution), salariaux (pour les salaires trop faibles), structurels (usage des infrastructures du pays), sanitaires, etc., dont le poids pèse intégralement sur les contribuables, alors le PIN serait tout simplement insoutenable. Mais surtout, Le PIB – insistons là dessus – n’intègre que les transactions ! Une forêt, par exemple, est une richesse réelle (paysage, production d’oxygène, captation de carbone, biodiversité, stabilisation des sols), mais elle n’a aucune valeur monétaire en absence de toute transaction. Pour en faire du PIB, il faut la couper et vendre le bois, c’est-à-dire détruire la richesse réelle ! La « croissance » obtenue sera celle du montant de la vente. Pire, si l’acheteur revend ce bois, la « croissance » sera le double, augmentée de la marge de ce dernier (la masse monétaire, qui reflète le PIB, est la somme de tous les moyens de paiement en circulation multipliée par la vitesse de cette circulation). En d’autres termes, Le PIB ne mesure rien d’autre que l’agitation économique du pays (Timothée Parrique, Ralentir ou Périr, Seuil). Qu’elle s’obtienne par création ou destruction de richesse réelle ne change rien à l’affaire !
Troisième contre-intuition : l’argent n’existe pas !
3. Le mirage de l’argent
Que l’on parle du PIB ou de croissance (du PIB), on parle toujours d’argent. Il est assez étonnant de constater que beaucoup ne savent tout simplement pas ce que c’est. La première idée qui vient à l’esprit est de mentionner pièces et billets. Mais ça ne tient pas. Un billet de dix euros, par exemple, ne saurait être « dix euros » pour la simple raison qu’il constitue un seul objet et non pas dix : un morceau de papier dont le coût de fabrication n’atteint pas dix centimes. Donc, s’il permet d’acheter, disons un livre de même valeur, on ne fait que troquer deux objets pareillement manufacturés de valeur identique : dire qu’on a acheté le livre avec le billet a autant de sens que de dire avoir acheté le billet en le payant avec le livre. Il suffit du reste, pour disqualifier définitivement cette proposition, de songer que la masse totale des pièces et billets représente à peine dix pour cents de la masse monétaire en circulation. Mais alors, de quoi sont faits les quatre-vingt-dix autres (en dehors de l’effet multiplicateur dû à la circulation) ? Si le « liquide » n’est pas (à lui seul) de l’argent, on sera tenté, en seconde intuition, de dire « c’est ce qui permet d’acheter… ». Mais non, là encore ! La question n’était pas « à quoi ça sert ? » mais « qu’est-ce que c’est ? » : quelle est sa nature ? Pas son usage ! Et c’est généralement là qu’on cale, et qu’on se rend compte qu’on se s’était tout simplement jamais posé la question. Et pourtant, quelles vessies ne prend-on pas pour des lanternes sur la base de cette ignorance !
Dans l’absolu, n’importe quoi peut servir d’argent dès lors que cela remplisse ses deux fonctions : pouvoir libératoire et réserve de valeur. Le pouvoir libératoire, c’est la capacité à se libérer d’une dette, autrement dit de payer ses achats. Cette fonction suppose une chaîne de certitudes : être sur et certain que notre créancier acceptera cet argent, que lui-même ait la même certitude concernant ses propres créanciers, et ainsi de suite. De nos jours, cette certitude est obtenue par le cours légal qui en interdit le refus. Mais comment faisait-on avant ? La réserve de valeur, c’est la faculté de stocker et de faire durer ce pouvoir libératoire le plus longtemps possible. Si la nourriture, par exemple, pourrait à la rigueur détenir un pouvoir libératoire (tout le monde a besoin de manger), c’est la seconde fonction qui poserait problème. Dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre, après l’effondrement du reichmark, la cigarette fut utilisée comme monnaie. La question est : qu’utilise-t-on aujourd’hui ?
4. L’argent n’existe pas (ou plus)
Il y a bien eu un temps où l’argent physique a existé. Avant le cours légal, il a bien fallu autre chose pour forcer le pouvoir libératoire. Cette chose s’est présentée sous la forme d’un cadeau inestimable de la nature : l’or (ou tout autre matériau précieux que nous résumerons à l’or pour simplifier). Sans l’or, nous n’aurions peut-être jamais connu notre développement.L’or tenait son pouvoir libératoire d’un attrait irrationnel autant qu’universel pour son éclat. Et comme en plus il était inoxydable, sa fonction de réserve de valeur était évidente. L’âge d’or a connu différentes époques : utilisé tel quel dans un premiers temps, plus tard déposé en banque contre les premiers « billets de banque » (alors de simples « bons d’échange » contre cet or). Ce système présentait cependant deux inconvénients de taille. Le premier était la limite de l’or disponible sur Terre. Le second était que, en admettant que l’or devint miraculeusement abondant, cette profusion même lui aurait fait perdre sa valeur intrinsèque et il ne pouvait plus servir de monnaie ! Mais cette limite funeste n’eut jamais l’occasion de survenir, l’argent ayant entre-temps totalement changé de nature. De nos jours, la valeur totale du stock d’or mondial représente à peine dix pour cent de la masse monétaire globale (soit la même proportion que l’argent liquide).
Quelle est cette nouvelle nature de l’argent ? Elle n’a en fait plus rien de physique : l’argent n’est rien d’autre que du crédit ! L’argent-crédit est très facile a simuler : il suffit de s’imaginer négociant avec des amis ! Je prend une feuille de papier et j’écris de ma plus belle plume : « je, soussigné, certifie devoir une poignée de fayots au porteur ». Ce que je viens de faire s’appelle de la création monétaire, car voilà que mon papier circule de main en main comme si c’était réellement une poignée de fayots, puisque la promesse d’échange est écrite dessus. Qu’à la fin, lors de la dernière transaction, je récupère ce papier en paiement d’autre chose, et je n’ai plus qu’à le détruire (même pas besoin de vrais fayots !). En faisant cela, je procède à une destruction monétaire. De nos jours, ces opérations sont effectuées quotidiennement par les banques : la création monétaire s’appelle un crédit (une «promesse » ! Et non un « prêt » comme on le croit à tort, un prêt supposant un objet réel), et un remboursement est une destruction monétaire. Crédits, versements de salaires, virements, achats, bref tout ce qui fait la vie économique, ne sont que des jeux d’écritures informatiques sans aucun mouvement de quoi que ce soit de « palpable ».
Et c’est là que l’esprit se rebelle : « Cet argent virtuel a pourtant des effets bien réels » ! Bien sûr, et ça n’a rien de contradictoire ! Nous mesurons bien la température en degrés centigrades… qui n’existent pas ! Ce n’est qu’une invention humaine ! Pour inventer une échelle, il suffit de deux extrémités et d’un nombre de paliers fixé entre les deux. En l’occurrence, on a choisi les températures de gel et d’évaporation de l’eau et un nombre de cent paliers. Eut-on inventé à la place le degré milligrade, et on serait congelé à vingt degrés et bien portant à deux cents. Cette échelle virtuelle mesure cependant une grandeur bien réelle : la température. L’argent, tout aussi virtuel, n’est lui aussi qu’une échelle de mesure. De quoi ? De la valeur d’échange fixée par la loi de l’offre et de la demande, autrement dit de la rareté, relative certes (à la demande), mais rareté quand même !
Il devient alors particulièrement éclairant de reprendre le discours dominant en remplaçant « argent » par « rareté », ce qu’il mesure réellement : donc, le PIB mesure la « richesse » du pays, autrement dit la masse de rareté qu’il produit. La croissance est l’augmentation continue de cette rareté. De l’argent « mis sur la table » est en fait créé de toutes pièces pour produire une nouvelle rareté à venir, qu’un éventuel nouvel argent ne réduira que partiellement (puisqu’il faut dégager des marges). Voilà pourquoi la pauvreté évolue de pair avec la « richesse » qu’un pays. On oublie trop que la richesse n’est pas une valeur absolue mais relative (à la pauvreté) : mon sandwich ne me rend « riche » que si vous avez faim ; sinon, je reste pauvre malgré mon sandwich. Le mythe des « premiers de cordée » ne précise pas que la « corde » est en fait un élastique fixé au sol !
5. Décroissance versus sobriété économique
Notre système économique marche donc sur la tête ! Et nous aussi ! La croissance n’est pas la solution au problème puisqu’elle est le problème ! La solution est donc logiquement la décroissance. En entendant ce mot, l’imaginaire collectif entend « consommer moins ». Or, c’est justement l’inverse : si la croissance ne mesure pas directement la production mais sa valeur d’échange (la masse de tous les prix), alors en toute logique la satiété des besoins devrait entraîner une décroissance ! L’archétype de la décroissance absolue est l’air respirable, dont le PIB est nul du fait même de son abondance. À l’inverse, une sobriété économique contrainte, c’est-à-dire dont la demande ne faiblit pas, aurait pour effet de faire bondir les prix et donc de générer PIB et croissance ! Décroissance et sobriété économique, en fait, se contrarient. Il nous faut cependant les deux ! Mais ce n’est pas nécessairement contradictoire. Car l’économie a depuis longtemps oublié sa vocation première d’organisation sociale de la satiété des besoins (alors que nos ressources actuelles, mieux distribuées, y pourvoiraient largement sans besoin de croissance supplémentaire – Timothée Parrique, ibid.). Elle s’est transformée en une course insensée à la croissance qui génère un gaspillage suicidaire des ressources limitées de la planète. Une décroissance entraînerait donc de fait une sobriété économique, mais pas sur ce dont nous avons besoin, seulement sur ce que nous gaspillons dans des proportions hors de tout contrôle.
6. Que font nos politiques contre ça ?
Rien ! Autant être clair. Mais avant de les vouer aux Gémonies, prenons un instant le temps de saisir notre nature humaine. D’abord, il n’est pas très logique de penser à eux en premier, la croissance étant principalement du fait de la Finance. Mais celte dernière est tempérée par un frein puissant : la fin de l’exercice comptable et les dividendes à reverser aux actionnaires. Le temps des politiques est un peu plus long : il s’arrête à la fin de leur mandat, du moins pour les élus. Le frein des militants est d’un autre type : celui des motifs de leur adhésion, en règle générale d’ordre communautaire ou idéologique, qui les confinent dans la rhétorique de leur groupe ou de leurs élus. Les ONG ? Elles se fracassent sur les barrières des puissants. La presse ? Concentrée et soumise à la finance. Les scientifiques ? Sollicités uniquement dans l’intérêt du système, sinon guère plus entendus avec un obstacle en plus. Écoutons-les : « Nous, scientifiques,nous savons créer, nous savons développer, mais ce que nous ne savons pas, c’est si on peut appeler ça du progrès ! On fait parce qu’on sait, on fait parce qu’on peut, mais est-ce qu’on doit le faire, ça, c’est à vous de nous le dire » ! (en substance, d’après Aurélien Barreau, L’Hypothèse K., Grasset).
7. Être citoyen au XXIe siècle
« À vous de nous le dire » ! Tout est dans ce « vous » ! À qui ce « vous » s’adresse-t-il, une fois écartée toute la liste précédente ? Il ne reste guère que nous tous, du moins ce que nous pouvons compter dans nos rangs de citoyens éclairés et actifs. Sous quelle forme et dans quelle modalité ? Les pistes ne manquent pas pour peser sur la décision politique – qui, faut-il le rappeler, est prise en notre nom – sachant que les moyens coercitifs traditionnels semblent avoir atteint leurs limites. Notamment, les pouvoirs soumis à la finance ont depuis longtemps trouvé les parades aux blocages du pays et autres mouvement sociaux d’ampleur. En plus de l’insécurité sociale orchestrée pour décourager l’indocilité, diverses techniques ont prouvé leur efficacité contre l’activisme citoyen, entre les fabriques du consentement, la « dialogie » dominante, le management des problèmes, la « micro-politique de la privation » et autres soft law (Lire Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, éd. La Fabrique) ! Les réseaux sociaux peuvent être un outil formidable de diffusion des idées, à condition de ne pas les consommer seuls ! Se protéger des distorsions de la réalité n’est pas donné à tous, voire quasiment impossible avec une information limitée. Mais si elle est physiquement relayée lors d’échanges critiques sachant se garder des biais cognitifs (plus particulièrement la pensée de groupe et l’aversion à la perte), alors une dissémination constructive de l’attente citoyenne devient parfaitement envisageable.
8. Le clivage Gauche-Droite
Une telle libération de la parole citoyenne ne saurait faire l’économie d’une réactivation du clivage Gauche-Droite, qui est très loin de ne concerner que la seule représentation publique. Les déçus de la politique peuvent être tentés de le dire « dépassé » à la suite d’une parole médiatique orientée. Mais cela revient à se tirer une balle dans le pied ! Car il n’y a pas que des partis de droite ou de gauche, il y a aussi une opinion qui se dit pour une large part « de droite » ou « de gauche ». Ce marqueur solidement ancré dans les esprits reflète un besoin humain basique, démontré par l’anthropologie, de pouvoir raisonner selon des clivages qui simplifient les oppositions afin d’éclairer un ordre multidimensionnel de plus en plus difficile à appréhender. Cela suffit à dire que prétendre dépasser ce clivage, c’est vouloir dépasser la démocratie elle-même. Mais on se saurait prétendre décréter la « fin » de quelque chose que nul n’a jamais créé ! Personne n’a jamais « inventé » le clivage Gauche-Droite ! Ce n’est qu’un nom commode adopté pour désigner une opposition constatée entre deux sensibilités opposées, dont la persistance même à travers le temps témoigne de sa nature humaine. Né à l’origine de la nécessité de décompter les votes à l’Assemblée constituante (à la droite du président les « monarchiens » partisans du roi, à sa gauche les « patriotes » voulant limiter ses pouvoirs et qui obtinrent gain de cause), cette disposition purement pratique donna son nom à un clivage repris ultérieurement dans d’autres contextes : affaire Dreyfus, propriété des moyens de production et d’échanges, etc. Un grand nombre de valeurs ont circulé de part et d’autre selon l’époque et les circonstances, dégageant une constante : La gauche prône le progrès social, la droite le conservatisme et les traditions (pour plus de détails, lire l’annexe 1 : Le clivage Gauche-Droite). Un dialogue citoyen constructif gagnera toujours à respecter l’équilibre et le respect entre ces deux sensibilités humaines complémentaires, loin des anathèmes réciproques déplorables de leurs représentations publiques respectives.
Elles le feront d’autant mieux qu’aucune formation politique n’est exempte de reproches à la lumière de ces déterminants. Ceux pouvant être adressés aux partis de gauche sont les plus évidents : loin de s’attaquer aux racines du mal décrites plus haut, ils se cantonnent à des combats à la marge, sans doute nécessaires mais qui restent des progrès limités et surtout non pérennes compte-tenu des forces à l’œuvre. Les reproches visant la droite apparaissent plus complexes : elle doit se positionner face à la mondialisation économique qui constitue la révolution la plus profonde que l’histoire ait jamais connue (la seule véritable internationale réussie) ! Ainsi pour ses défenseurs, l’adhésion à l’ordre social et le conservatisme deviennent antinomiques. Quant aux« nationalistes » affichés, leur soutien contradictoire au libéralisme économique, et donc à la croissance et à la mondialisation supranationale, condamne de fait cette posture.
9. Programmes politiques et cap structurant
Spinoza écrivait au XVIIe siècle qu’il ne croyait pas « possible de déterminer par la pensée un régime qui [puisse], mis à l’essai en ou pratique, ne pas échouer » (Traité politique, 1-3) car, selon lui, le nombre d’esprits « pénétrants » ayant de tous temps œuvré aux affaires publiques l’auraient déjà perçu depuis longtemps. Il n’avait probablement pas tort ! Mais le raisonnement ne tient pas si nous sommes confrontés à une situation inédite. Et c’est le cas ! Nous n’avions jamais, par le passé, altéré le climat par notre activité ni tant approché la limite des ressources naturelles ; nous ne les avions d’ailleurs jamais gaspillées à ce point : nous n’avions jamais désintégré dans la haute atmosphère un capital technologique et énergétique précieux juste pour permettre à quelques nantis irresponsables de faire flotter leurs fesses dans l’espace pendant dix minutes ! Mais surtout, nous n’avons jamais étiré à ce point l’échelle des revenus en contraignant les redistributions de l’État ! Tout ça, Spinoza ne l’avait pas anticipé (Marx non plus d’ailleurs). Alors, qu’on le veuille ou non, c’est bien dans l’imagination qu’il faudra trouver un nouveau modèle de société, un nouveau récit, un nouveau paradigme, ou quelque façon de nommer la chose qui nous plaise. Cela implique deux conséquences inéluctables. La première est qu’il faut nous attendre à un changement profond de nos modes de vies (pas forcément pires, juste différents). Mais cela, il semble qu’une large majorité de Français en soient déjà conscients. La seconde, c’est que si la réponse aux principaux problèmes sociaux se trouve dans le nouveau modèle, alors la solution ne sera évidemment pas instantanée et nécessitera dans l’attente des mesures d’urgences. De là suit que toute politique alternative impliquera obligatoirement deux fronts : l’urgence, à laquelle répondront des programmes politiques adaptés, et le traitement de fond, objet d’un cap structurant (cap sociétal propre à structurer l’offre politique et l’action citoyenne à terme). Dans l’idéal, le gouvernement mettrait les programmes en œuvre tandis que le cap structurant serait poursuivi par la politique d’État.
Loin d’être totalement disjoints, les deux objectifs se nourrissent en fait l’un l’autre. Un exemple : le pouvoir d’achat, plus précisément la charge du logement, la plus lourde pour les moins favorisés. Le pouvoir d’achat, c’est disposer de ressources suffisantes pour pourvoir à ses besoins d’achats (nous parlons ici des besoins de base essentiels). En toute logique, une insuffisance de ressources ouvre deux champs de possibilité : augmenter les ressources ou réduire les coûts nécessaires. Dans la « logique » libérale, ces derniers alimentent le PIB. Ils doivent donc croître sans fin (c’est ainsi que les coûts de l’immobilier sont indexés sur ceux de la construction), et de même les charges des loyers comme celles des primo-accédants. Dans ces conditions, se hasarder à prédire aux propriétaires, par exemple, que le prix de leur bien va s‘effondrer risque fort de les contrarier. Mais réfléchissons un instant ! la vraie évaluation de la valeur d’un bien, c’est sa valeur de remplacement sur le marché : on cherche à vendre au plus haut pour pouvoir acheter au plus haut. Mais si on se positionne sur un autre modèle comme celui de la décroissance, c’est tout le prix de l’immobilier qui baisserait de concert, gardant inchangée la valeur de remplacement (sans doute plus faible numériquement mais plus soutenable dans le temps). Car ce qui compte, c’est de maintenir durable notre capacité à nous loger ! Évidemment, cela supposerait d’avoir préalablement réglé la question de la dette indexée sur le PIB, et plus largement celle de notre dépendance au marché. Cela supposerait aussi d’avoir solutionné un autre cas, celui des investisseurs particuliers qui ont travaillé toute leur vie pour palier à une retraite potentiellement défaillante et qui n’auraient aucune raison de perdre le fruit de leurs efforts.
On trouvera bien d’autres exemples pour démonter l’incontournable corrélation d’un programme alternatif à un cap structurant préalablement construit. Ce qu’il importe de retenir ici, c’est que sans les programmes, le cap est vain ; mais sans le cap, les programmes resteront inopérants !
10. Rétropédalage géopolitique
À la réflexion, Spinoza n’avait peut-être pas tort en postulant l’impossibilité de réussir une société issue de la pensée. Car c’est en fait exactement ce que l’actuelle est en train de confirmer. Le cap structurant, pour aussi ambitieux qu’il s’annonce, est finalement moins une orientation qu’une ré-orientation sociétale devant ramener celle-ci sur des rails qu’elle n’aurait jamais du quitter ! Car la mondialisation n’a rien d’une évolution naturelle. Elle a été pensée, orchestrée depuis le ciel des idées et sciemment appliquée au nom d’une idéologie qui a démontré son échec.
Tout a commencé en 1945, par un mot d’ordre unanime déjà ébauché en 1918, repris avec force et qui tient en deux mots : « plus jamais ! » Déjà l’intuition commune prophétisait qu’on ne se relèverait pas d’une troisième guerre mondiale. Et qui faisait la guerre ? Les États ! Le coupable était tout trouvé. Plusieurs solutions étaient possibles, comme par exemple renforcer le contre-pouvoir démocratique. Mais cela aurait supposé une sécurisation économique des trajectoires individuelles propre à permettre l’implication citoyenne du plus grand nombre. On a opté pour la mise sous tutelle des États aux marchés et pour une interdépendance économique globale supposée tempérer leurs ardeurs belliqueuses. La mondialisation était née. C’était une décision consciente et purement idéologique.
Une deuxième étape est intervenue au tournant des années soixante-dix, une époque frappée par une chute des profits boursiers confrontés à une inflation revendicatrice sans précédent. La raison en était simple : après les privations dues à la guerre et à la reconstruction, les ouvriers réclamaient maintenant leur part du gâteau, ce qui sonna le glas des « Trente glorieuses » (l’impact du choc pétrolier fut en fait négligeable). Il fallut donc revenir d’urgence à l’insécurité sociale qui avait si bien fonctionné jusqu’ici pour calmer les ardeurs populaires. La politique, désormais soumise à la finance, n’eut plus qu’un seul mot d’ordre : dérégulation ! Aller au privé plutôt qu’au public pour « voter avec ses pieds » (changer de fournisseur plutôt que d’adresser des demandes « déraisonnables » à des élus inquiets de leur ré-élection). Trois piliers à abattre furent identifiés : l’engagement keynésien au plein emploi, la protection sociale et l’état providence, la puissances des syndicats. Pas un ne devait rester debout ! Ce mouvement toujours en court a été clairement exposé par le chercheur au CNRS Grégoire Chamayou dans La Société ingouvernable (Ibid.).
La troisième étape vers l’ouverture en grand de la boîte de Pandore dont nous subissons les conséquences a eu lieu le 8 janvier 1976. Les accords de la Jamaïque entérinèrent la fin définitive de l’étalon-or et, ce faisant, ouvrirent la voie vers l’argent-crédit. La limite physique du stock d’or n’était plus un problème. Le mythe de la croissance infinie dans un monde fini pouvait désormais prospérer pour le bonheur des rentiers et le malheur des couches populaires d’abord, moyennes ensuite, de la planète enfin !
De ces trois étapes, deux subissent aujourd’hui un démenti flagrant : les conflits actuels et l’hostilité qui nous poussent au réarmement ont eu raison du mythe « pacificateur » de l’interdépendance économique. Avec le recul, on peut se dire que c’était pourtant prévisible, car « interdépendance » dit forcément « dépendance » qui fut de tout temps le plus puissant aiguillondes ardeurs guerrières pour renforcer sa position. L’autre étape balayée par la réalité est la dernière : la croissance exponentielle pour les raisons déjà dites. La seule qui tienne bon à ce jour est l’insécurité sociale ! La « micro-politique de la privation » continue de faire des ravages ! Par souci compréhensible de sauvegarde de notre pouvoir d’achat, nous continuons à nous laisser bercer par les sirènes du « moins cher »jusqu’à ce que la cible visée soit détruite : service public, industrie locale ou autre ! Après, les rentiers n’auront plus qu’à se frotter les mains sur notre dos !
11. Et maintenant, une fois qu’on a dit ça !?
Maintenant ? La route est longue, on l’aura compris. Alors autant procéder par étapes ! La première, la plus évidente, est une prise de conscience ! Entendons bien, il ne s’agit pas simplement de conscience individuelle : de nombreux lecteurs de ces lignes étaient sans doute déjà conscients de leur contenu (mais en auront peut-être glané ici et là quelques éléments de langage). Ce savoir ne sert cependant à rien tant qu’il n’entre pas dans nos échanges collectifs quotidiens, dans nos réseaux, physiques ou numériques, bref par tous les canaux possibles de regroupement et de diffusion de la pensée collective, pour la nourrir et la renforcer.
On peut commencer par admettre tous ensemble l’impasse suicidaire du libéralisme économique, afin que le plus grand nombre lui fasse obstacle au quotidien autant que possible. On peut commencer par prendre conscience du célèbre paradoxe de Lauderdale : au début du XIXe siècle, un parlementaire britannique, le comte de Lauderdale, observait déjà que les richesses privées ne s’amassaient que sur la destruction des richesses publiques (invalidant le mythe que la richesse publique serait la somme des richesses privées). La cause ? La richesse privée repose sur la valeur commerciale (donc la rareté relative), et la publique au contraire sur l’idée d’abondance ! Ça fait déjà deux siècles qu’on le sait !
On peut aussi voir l’impasse (à terme) des redistributions ! L’argent « mis sur la table » n’est pas de la « monnaie palpable » mais du crédit prélevé sur un autre emploi. Ou alors c’est un crédit nouveau, destiné à être détruit soit par de la rareté nouvelle, soit par l’inflation. L’urgence peut imposer de telles mesures de court terme, mais au prix de difficultés futures ! Cessons de croire au mirage de ces propositions hors de tout traitement de fond et nos élus devront fournir un travail plus sérieux pour l’obtention de nos voix (distribuer autrement avant de « redistribuer »).
On peut ouvrir les yeux sur l’idée trompeuse de « richesse », vue à tort comme de l’abondance alors que c’est tout le contraire ! Rappelons-nous l’air respirable dont la valeur est nulle du fait même de son abondance, ou le sandwich qui ne vaut rien si tout le monde est repu. La « richesse » ne s’oppose pas à la pauvreté mais à la suffisance (terme préférable à l’abondance limitée par les ressources disponibles). Il faut un régime d’insuffisance pour que la richesse des uns soit la pauvreté des autres !
12. Le cap structurant
Il ne s’agit évidemment pas de reprendre la Bastille ! Il est peu probable que nous disposerions cette fois des ressources économiques pour nous en relever ensuite, d’autant que nous les avons largement aliénés aux marchés ! Mais ces derniers ne tiendront plus très longtemps le haut du pavé. Rappelons que le rapport Meadows prévoit la fin de la croissance entre 2030 et 2040. Il s’agit donc d’anticiper la catastrophe, ou à minima une situation que nul ne croit plus soutenable du point de vue économique, social, ni écologique ! Le but est d’imaginer un modèle alternatif d’allocation des ressources fondé sur la valeur d’usage (et non la valeur d’échange), sur l’économie circulaire, et mesuré par des indicateurs plus pertinents que le PIB : les pistes économiques allant dans ce sens sont légions !
Un corollaire à ce cap est un rapport de forces prévisible avec les intérêts particuliers de la finance relayés par ses lobbies. Par ailleurs, nous savons désormais que l’affaiblissement des nations pour contrer le risque de guerre était un leurre et que ce risque repart de plus belle. Nous savons surtout qu’une puissance publique forte reste le meilleur rempart contre les nuisances financières et nous fait bien défaut aujourd’hui. Enfin, lutter à armes égales contre les blocs puissants de ce monde nous impose de nous réunir à l’échelle européenne, non pas dans l’ovni institutionnel qu’est l’actuelle Union, mais dans une vraie Fédération politique. La convergence de vue sur ce point étant loin d’être atteinte, on rappellera utilement que la France fait partie d’un groupe : le groupe EuroMed qui tente, avec huit autres pays méditerranéens de « faire entendre parmi d’autres la voix singulière (mais guère audible à ce jour !) des pays du sud de l’Europe ».
13. En conclusion
Le cap ne vise pas qu’à structurer l’offre politique. Il s’adresse aussi, et peut-être même avant, à l’ensemble des citoyens que nous sommes. Dans les deux cas, il ne s’adresse pas non plus à la droite ou à la gauche mais aux deux. La droite ne pourra retrouver son âme et son crédit tant qu’elle s’inscrira dans cette mondialisation qui s’emploie à enterrer à jamais ses valeurs et les traditions qui lui sont chères. La gauche, quant à elle, héritière d’une longue tradition de transformation sociale, ne peut s’abstenir d’une position éclairante sur les enjeux sociétaux de notre siècle. Emmanuel Macron prétendait enterrer le vieux clivage au profit d’un autre : libéralisme versus « illibéralisme ». Le problème est que le libéralisme est aussi un totalitarisme, au sens propre du terme : il aspire à affecter la totalité de la sphère publique jusque dans ses derniers recoins. Si la droite et la gauche forment ensemble les deux faces de la même pièce qui a pour nom « République », alors le clivage se résume à République (gouvernée à droite ou à gauche) versus totalitarisme (« libéral » ou non).
Le véritable enjeu est d’élaborer un avenir qui donne envie, ce que le modèle néolibéral est définitivement incapable d’offrir. En renonçant aux rêve, les partis de droite comme de gauche s’enfoncent irrémédiablement dans le fond du classement. L’économie capitaliste n’est finalement rien d’autre qu’une gigantesque bulle spéculative à l’échelle mondiale que la croissance fait enfler à une vitesse exponentielle. Et toute « croissance verte » est un mythe définitif : deux points cumulatifs de croissance conduisent à doubler le PIB à chaque génération ! À ce rythme, aucun « verdissement » ne peut suivre la cadence et la frugalité productive que réclame notre planète reste à jamais hors de portée !
L’action citoyenne peut prendre bien des formes : partis politiques, clubs citoyens, associations, réseaux sociaux, ou simplement discussions entre nous… Peu importe ! Ça vaut encore le coup de savoir et de comprendre ! Et d’en parler à qui veut l’entendre à la moindre occasion ! Ce Manifeste se veut une modeste contribution à cela. Alors servez-vous, récupérez-le, diffusez-le, amendez-le, complétez-le de vos propres acquis et expériences ! Et agissons partout à nos niveaux respectifs. Quand nous suivrons enfin tous la même direction, l’offre politique ne pourra pas l’ignorer.
Les quatre annexes au Manifeste visent à approfondir quelques points abordés sans être requis pour saisir l’essentiel développé ici.
« On ne résout pas un problème avec
les modes de pensée qui l’on engendré. »
Albert Einstein
Bravo Paulo « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement…etc »
une petite citation me vient à l’esprit autour de ta conclusion (en .13) le totalitarisme nous dirait » La République; combien de divisions?!!!
PS!!! Tu penseras « les divisions » comme tu l’entendras ou comme Staline l’entendait.
On en reparlera, bonne nuit!
Amitiés Jacques T.