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Annexe 2 : Socialisme et Individualisme

Janvier 2025 (annule et remplace les versions précédentes)

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Cette annexe ne vise qu’à approfondir le sujet indiqué sans être requise pour l’appréhension du Manifeste.

Le cap structurant décrit par le Manifeste pourra évoquer à certains l’idée du socialisme. Pour autant, le texte n’en propose aucune définition. Elle y aurait en effet été hors sujet, le texte s’adressant autant aux conservateurs, autrement dit la droite comme à la gauche. Cette matière ayant été traitée dans l’annexe précédente, celle-ci en constitue une suite logique.

« Qu’est-ce que le socialisme ? » Bonne question ! Qui tentera de la poser à dix socialistes aura de grandes chances de repartir avec dix réponses. Le web comme les dictionnaires ne s’en sortent guère mieux, ni même un seul d’entre eux selon son époque de parution ! Entre la définition du Larousse de 1985 (Théorie visant à rénover l’organisation sociale dans un but de justice), celle du Petit Robert (Doctrine d’organisation sociale qui entend faire prévaloir l’intérêt, le bien général, sur les intérêts particuliers, au moyen d’une organisation concertée, opposée à libéralisme), ou encore telle autre glanée sur le web (Tendance politique dont le principe de base est l’aspiration à un monde meilleur, fondé sur une organisation sociale harmonieuse et sur la lutte contre les injustices), on n’en retient guère qu’une vague idée de justice sociale, plutôt caractéristique de l’idée de « gauche » vue précédemment, qui n’en est pourtant pas synonyme.

Certains voient le socialisme comme contraire au capitalisme. Faux là encore ! Ce n’est parce que les deux se sont combattus politiquement, voire idéologiquement, que les termes sont nécessairement contraires d’un point de vue sémantique. Notons que le Petit Robert, pour sa part, l’oppose au libéralisme, ce qui n’est pas la même chose : le capitalisme est un système économique basé sur la propriété des moyens de production permettant l’accumulation d’un capital (propriété privée ou non : l’économie soviétique était un capitalisme d’État) ; le libéralisme est une idéologie qui prône le libre échange entre agents économiques (à noter : sans adjectif, le mot s’entend usuellement pour « libéralisme économique » qui n’est qu’une extension – abusive – du « libéralisme politique » issu des Lumières).

Cette dernière version s’approche toutefois du postulat développé ici à deux différences près. D’abord, ce n’est pas une doctrine à proprement parler. Ensuite, les ambiguïtés du libéralisme ne s’arrêtent pas à économique versus politique ! Parmi ses multiples variétés, l’égalitarisme serait plutôt une valeur de gauche que les individualistes dévoient en « médiocratie », tout en nous fournissant une réponse minimale bien plus pertinente : « le socialisme, c’est le contraire de l’individualisme ». Après tout, quel autre mot qu’individuel peut mieux s’opposer à social ?

Un peu d’histoire pour commencer

Pour y voir plus clair, une bonne façon d’aborder le sujet serait sans doute de remonter l’historique, comme nous l’avons fait pour le clivage gauche-droite. La comparaison s’arrête cependant là, le chemin suivi ici ayant été un peu plus tortueux. Le mot « socialisme » serait apparu selon les sources vers la fin du XVIIIe ou le début du XIXe siècle. Un politicien français du nom de Pierre Leroux en revendiqua l’invention en 1831, une paternité qui lui sera contestée. Il est cependant notable que l’explication qu’il en donna à l’époque, « Je forgeai ce mot par opposition à individualisme qui commençait à avoir cours », résonne avec l’idée suggérée plus haut.

L’origine et les premiers emplois du mot restent donc incertains. Ils semblent cependant avoir suivi de peu la Révolution française. Dès lors, il a servi à désigner divers courants de pensée peu propices à une synthèse incontestable. L’idée transversale la plus communément admise est une volonté de faire de progresser la justice sociale. Une autre idée centrale se révélera lourde d’interprétations : celle de s’adresser « fraternellement » à toute l’humanité par delà les nations. De là à disqualifier idéologiquement ces dernières, il n’y avait qu’un pas que beaucoup n’hésitent pas à franchir. La chose est pour le moins sujette à débat. Après tout, il faut bien des nations, ne serait-ce que pour forger une « internationale ».

Nombre d’auteurs font remonter à l’antiquité les prémisses d’une idée qui, sans aller jusqu’à l’emploi anachronique du mot « socialisme », posaient déjà la question d’une organisation harmonieuse de la société, à l’image de La République de Platon. Au XVIe siècle, l’Utopia de Thomas More reprit ce courant de pensée très voisin de ce que, bien plus tard, on appellera « socialisme » (dérivé de socius, « compagnon, associé, allié », lui-même du verbe sequi, « suivre »). Cette idée d’alliance, d’association, de suivi, évoque bien celle de société par opposition à l’individu isolé.

Ce jeu des contraires est bien pratique pour éclairer une idée mais il réclame aussi de la prudence : Il peut tout aussi bien l’obscurcir ! Pour s’en rendre compte, Il suffit d’enchaîner les recherches d’antonymes : socialisme est ainsi posé comme contraire, selon la source, à capitalisme ou libéralisme ; capitalisme à communisme ; individualisme, là encore selon la source, à collectivisme, étatisme ou holisme. En retournant la recherche, collectivisme devient maintenant contraire à libéralisme, étatisme à anarchisme, holisme à réductionnisme, et ainsi de suite. Tout est en fait question de contexte. Le collectivisme, par exemple, s’oppose certes aussi bien à Individualisme. Mais par son idée même d’une domination collective sur les individus, il est peu compatible avec l’idée de justice sociale attachée au socialisme. Ce n’est qu’un exemple.

Un clivage politique et personnel

Il demeure que la récurrence du mot « individualisme », au delà de la simple logique, en fait le meilleur candidat à l’antonymie de « socialisme ». Cet éclairage permet aussi d’élargir le champ d’application des deux termes. Considérons l’individualiste : sur le plan politique, il défendra évidemment l’initiative privée et les outils de sa réalisation : libéralisme économique et capitalisme privé. Mais il se distinguera aussi sur le plan personnel par une indépendance d’esprit et la revendication de qualités propres. De la même façon, le socialiste (défini, comme il est proposé ici, comme contraire à l’individualiste) privilégiera l’action publique en politique, mais se distinguera aussi, à titre personnel, par une conscience du rôle essentiel de sa collectivité pour la sauvegarde de son existence individuelle (une philosophie assez proche du concept africain d’ubuntu : « Je suis ce que nous sommes, car je suis parce que nous sommes »). Dit autrement, l’individualiste ne croit qu’en lui-même ; le socialiste a conscience d’émaner et de dépendre d’une réalité plus grande que lui.

Aux sources d’une philosophie ancienne

En définitive, là ou l’individualiste ne croit qu’en ses propres forces pour sa survie, le socialiste est conscient que personne ne peut subvenir seul à tous ses besoins, et que chacun dépend étroitement pour sa propre survie de la société dont il est issu et envers laquelle il a ainsi des devoirs.

Ce qui apparaît en jeu ici, c’est donc l’idée même de société : simple somme d’individus pour les individualistes, réalité supérieure dont dépend l’individu pour les socialistes. Voilà qui n’est pas sans rappeler la distinction qu’opérait Aristote entre la somme et le tout « supérieur à la somme des parties qui le constituent ». Celui-ci plaçait ce « tout » dans ce qui disparaît quand on le désassemble, contrairement à la somme qui réapparaît quand on la réassemble. Un machine, par exemple, est une somme : démontée, c’est un tas de pièces ; mais remontée, elle redevient la même machine. Un organisme vivant est un tout qui ne résiste pas au désassemblage de ses organes. Ce « tout » est quelque chose en soi, ici la vie ! Être socialiste en politique, c’est voir la société comme un tout là où les individualistes n’y voient qu’une simple somme d’individus.

Dit alors encore autrement, le socialiste se caractérise par une vision organique de la société et l’individualiste par une vision mécanique.

Soulignons que le « tout » socialiste n’est pas le « tout » collectiviste réputé idéologiquement supérieur aux individus (« race aryenne », « classe ouvrière », etc.). Il se situe donc radicalement à l’opposé du « tout » socialiste fondé au contraire sur la recherche d’un optimum individuel.

Définitions

Nous sommes maintenant en mesure de proposer une définition simple et objective pour l’individualisme et son contraire, le socialisme.

  • L’individualisme est une conception philosophique, politique et morale qui tend à privilégier les droits individuels sur toute régulation visant à empêcher une inégalité sociale présumée naturelle.
  • Le socialisme est une conception philosophique, politique et morale qui tend à privilégier une organisation sociale protégeant les droits fondamentaux de chaque individu sans distinction.

Au regard des positions partisanes actuelles, ces définitions ne sont pas exemptes de paradoxes. Ainsi la « droite libérale » (au sens économique, donc « individualiste ») défend les droits individuels selon le principe mécanique, mais pas dans les entreprises pour lesquelles elle reconnaît les vertus du principe organique – Les « socialistes », pour leur part, sont supposés prôner le principe organique pour la société mais, sous le nom de « social-démocratie », agissent au sein même de la société « libérale » (donc mécanique). À défaut de renier leurs engagements, ils trahissent à minima le fonds idéologique qui justifierait leur nom de « socialistes ».

Quelques illustrations

[Avertissement : la suite peut constituer un point de vue subjectif reflétant l’orientation socialiste de l’auteur].

Exemple 1 : la salle de cinéma. Soit une projection dans une salle mal conçue où chacun est gêné pour voir l’écran par le spectateur placé devant lui. Suivant l’idée individualiste, chacun est fondé à se lever pour mieux voir l’écran sans se soucier des autres. Mais comme chacun à la même idée, tous se retrouvent debout affectés par la même gêne. Loin d’arranger la situation initiale, la réaction collective l’a au contraire dégradée. La solution supérieure à la somme des actions individuelles eut été de surélever l’écran (non immédiate dans cet exemple).

Exemple 2 : l’extinction d’un incendie. Soit un édifice en flammes à cent mètres d’un point d’eau. Bras et seaux ne manquent pas. La question est : comment procéder ? Selon le principe mécanique, chacun remplit son seau et le vide dans d’incessants allers-retours. Problème : chacun, ne fournissant qu’une faible part individuelle de l’action commune, peut être tenté par l’économie d’effort au détriment des autres, ce qui nécessite une émulation (incitation, concurrence, récompense, stigmatisation, etc.) menant à une inégalité systémique. Le principe organique, pour sa part, chercherait le tout d’une solution globale et formerait une chaîne.

Ces deux petits récits purement théoriques visent à illustrer une différence essentielle entre les deux principes, leurs effets moteurs : émulation pour le principe mécanique, synergie pour le principe organique. On appelle synergie un « effet obtenu par une action complémentaire d’individus opérant ensemble, que chacun d’eux ne pourrait atteindre seul, ne disposant que d’une connaissance partielle de tous les paramètres affectant le groupe ». L’exemple le plus manifeste dans la nature nous est donné par le vol des oiseaux. Appliquée à la société humaine, cette synergie sociale est communément appelée « intelligence collective ».

Nous pouvons ainsi proposer une reformulation possible des définitions énoncées plus haut : l’individualisme voit la société comme une somme d’intelligences individuelles ; le socialisme pose l’intelligence collective comme un tout supérieur à la somme des intelligences individuelles.

Confusion de valeurs

L’erreur la plus fréquente consiste à évaluer des qualités propre à une conception à l’aune de l’autre conception. La solidarité par exemple, est illustrée par la chaîne du récit de l’incendie (de solidus : solide, entier, tout). Elle évoque une dépendance réciproque (« on est tous dans le même bateau ») qui n’a bien sûr de sens que pour le principe organique, aucun pour un libéral qui la dénaturera en assistanat, voire en simple altruisme. Dans un système solidaire, aucun individu ne saurait être plus « assisté » par ses semblables qu’il ne l’est par l’air respirable, l’eau, la nourriture ou la gravité qui le maintient au sol (comme un organe par un autre organe).

La société mécanique (individualiste)

Notre société libérale (adoubée à ce jour par la droite et la gauche) a une structure mécanique. Son principe pense l’action collective comme la somme d’actions individuelles indépendantes censées converger vers un optimum. L’économie libérale place cet optimum dans la théorie de la « Main invisible du Marché », si peu visible que plus grand monde n’y croit ! La limite ultime du système, cependant, est la distinction nécessaire entre deux catégories d’individus : les entrepreneurs pour lequel elle est conçue et adaptée, et des exécutants supposés stimulés par la « valeur travail ». Or ces derniers sont nécessairement majoritaires ce qui, en plus du risque de démotivation décrit plus haut, ne peut que conduire aussi à des revendications récurrentes, deux épouvantails que les libéraux s’efforcent de contenir par une insécurité sociale délibérément entretenue.

Au plan théorique, la liberté est réduite au « libre-arbitre » et l’égalité à « l’égalité des chances », permettant de justifier une « inégalité naturelle » et la fiction du « mérite » qui, derrière le mythe de l’esprit d’entreprise, dissimule mal un jeu truqué par la reproduction sociale.

Les trois piliers du principe mécanique sont la concurrence des intérêts égoïstes, l’inégalité sociale et l’assimilation de la liberté au libre-arbitre.

La société organique (socialiste)

Une société organique fonctionnerait très différemment : l’action collective y serait pensée comme un tout qui intégrerait les efforts individuels dans une chaîne solidaire pour produire un résultat supérieur (surélever l’écran dans la métaphore de la salle de cinéma). La stimulation proviendrait de la complémentarité de chaque agent conscient de faire pleinement corps avec une société plus grande que lui (lui fournissant ainsi une puissance existentielle bien plus sûre que le vain souci de devoir se distinguer dans une masse), autrement dit de la solidarité de l’ensemble qui, par principe, exclut l’idée même de compétition. La défaillance éventuelle d’un agent ne traduirait pas un échec « compétitif » mais une rupture de solidarité.

Au plan théorique, les différences fondamentales sont les suivantes :

  1. L’opposition de la « solidarité » à la « concurrence », et non au « travail » comme le fabulent ceux qui l’assimilent à de l’assistanat ;
  2. Le rôle prépondérant d’une autorité publique pour imposer la solution commune (surélever l’écran dans la métaphore du cinéma). Cela implique, pour éviter tout risque de retour au bellicisme des nations ayant conduit à leur affaiblissement après la seconde guerre mondiale, l’équilibrage d’un contre-pouvoir démocratique réel incompatible avec l’insécurité sociale et économique ;
  3. Le traitement de fond n’étant pas toujours immédiat, il doit faire l’objet d’un cap distinct des programmes politiques de court terme ;
  4. Surtout, la « liberté » s’impose comme résolument contraire au « libre-arbitre » (dans la métaphore, le libre-arbitre qui fait se lever tout le monde prive chacun de sa liberté de voir le film). En régime organique, la liberté ne saurait être réduite à sa conception libérale de simple « non-interférence » par la loi commune. Elle ne trouve de sens que par la « non-domination », autrement dit l’absence de soumission à toute insécurité sociale, notamment celle générée par l’usage immodéré du libre-arbitre. Elle seule permet la confiance requise par toute projection dans l’avenir, et surtout une participation sereine au contre-pouvoir démocratique indispensable à la prévention du risque de dérive. La démocratie est un luxe de ventres pleins et assurés de le rester !

Les trois piliers du principe organique sont la solidarité sociale, la primauté de l’autorité publique et l’opposition de la liberté au libre-arbitre.

L’état de civilisation

Un autre concept éveille ici l’intérêt, celui de « l’état de civilisation » énoncé en 1797 par Thomas Paine, franco-américain d’origine britannique, seul député français (en l’occurrence du Pas-de-Calais à la Convention) à figurer aussi dans la liste des pères fondateurs des États-Unis.

L’état de civilisation serait un troisième état social, après « l’état de nature » (théorique) auquel aurait succédé « l’état civil » (dans lequel Spinoza ne voyait qu’une continuation de l’état de nature). Selon Paine, l’état de civilisation serait celui où l’existence du plus faible serait garanti sur un principe simple : aucun individu né après l’établissement de cet état ne peut y avoir une vie pire que dans l’état antérieur (il énonça cette proposition dans La Justice agraire, suggérant notamment pour moyen un revenu de base inconditionnel que justifierait une sorte de « loyer » pour compenser l’appropriation des communs rendue nécessaire par l’activité économique).

[Attention : cette proposition n’a rien à voir d’une autre plus récente qui, sous le même nom, défend en substance l’idée suivante : un « État de civilisation » (avec une majuscule, ou Civilization State) serait supposé administrer une aire dite « de civilisation » par opposition à « l’État-nation » supposé ne recouvrir qu’une aire linguistique. L’idée (non dénuée d’intérêt au demeurant), visait surtout à inviter l’Europe à surmonter ses barrières linguistiques pour former un bloc concurrentiel à l’échelle mondiale].

Deux idées de la liberté

En définitive, la différence entre socialisme et individualisme proposée ici reprend une vieille antinomie sur la conception de la liberté : droit réputé « naturel » contre droit « construit » ou « convenu ». Dans les premières années de la Révolution, la liberté était définie comme « non-domination », c’est-à-dire non liée à l’individu mais à ses rapports sociaux. (c’est dans cet esprit que Robespierre imagina la devise « Liberté Égalité Fraternité »). Depuis le virage libéral de la Réaction thermidorienne, la liberté est devenue « non-interférence » dans une version policée de la loi de la jungle ou se reconnaissent les individualistes. Les socialistes, évidemment, retiendront la première version de « non-domination ».

« Le Parti socialiste est un parti d’opposition continue, profonde, à tout le système capitaliste, c’est-à-dire que tous nos actes, toutes nos pensées, toute notre propagande, tous nos votes doivent être dirigés vers la suppression la plus rapide possible de l’iniquité capitaliste. »
Jean Jaurès, Lille, 26 novembre 1900